Monsieur Soleil (c'est décidé, je vous baptise d'un second nom),

Oh, vous n'imaginez pas combien votre lettre, tant attendue, remplit d'allégresse et de soulagement le cœur en suspens d'une femme souffrante d'inquiétude depuis des jours. Je me console au moins en sachant que ces interminables heures, tantôt à penser à vous, tantôt à prier pour vous, n'ont pas servi à rien et que vous en avez profité pour reconsidérer vos sinistres projets. Vous m'en voyez ravie, par ailleurs. Même si je ne puis mesurer l'étendue de votre peine, j'étais persuadée que votre union prochaine ne suffirait pas à un homme si chaleureux et sociable, que vous m'avez l'air d'être, à s'ôter la vie en guise de protestation envers les ordres de son père, aussi cruels et injustes sont-ils pour vous. 

Votre honte, monsieur, n'a pas lieu d'être. Pas avec moi, en tout cas. Je vous pardonne pour votre insensibilité et vous implore d'oublier ce vous d'un passé d'ores et déjà révolu et qui vous met tant dans l'embarras. Je vous l'ai dit, je compatis avec vous et c'est un bonheur que de recevoir de vos nouvelles, et non une tâche que d'y répondre. Bien au contraire, comme vous l'avez bien deviné, cette correspondance permettrait de nous divertir tous les deux. 

Eh bien, oui, je vous confirme que la solitude, malgré son absence visible, avec ses signes qui ne trompent pas, tels que l'isolement et la privation d'amis ou de confidents, m'habite bel et bien et qu'elle menace de me dévorer à chaque fois que je ferme la porte de mes appartements et que j'y reste seule ; et que, même quand je suis entourée de personnes que j'aime et qui m'aiment, parfois, il m'arrive de me sentir âme solitaire au milieu de tout ce bruit, de toute cette attention. 

Je suppose que vous savez exactement de quoi je parle. Cette impression sordide de se reculer au fond de soi, comme si nous étions cloîtrés dans le noir, sans un bruit, sans une parole pour nous réchauffer le cœur et qu'importe combien de nos amis sont avec nous dans de pareils moments, notre esprit demeure froid et distant envers eux. Je la ressens souvent – assez souvent pour m'en être rendue compte et me demander à quoi ce mal-être est dû, trop souvent pour en souffrir et prier quelquefois pour que ce mal sorte de moi. Cela nous tue à petit feu, n'est-ce pas ? Et nous nous raccrochons à eux, à cette famille que nous chérissons tant, à ces proches qui nous gâtent d'un amour pur, à tous les maigres bonheurs de nos quotidiens sans saisir réellement la raison de notre solitude perverse, qui ne devrait pas exister et qui nous hante sans que nous ne puissions y remédier, et ce contre tous nos efforts. Peut-être que nous mettrons ce mystère en lumière, un jour ou l'autre. J'attends encore qu'un philosophe ou un savant en trouvent la clef.

Pour ce qui concerne les points abordés dans votre lettre, j'en donnerai une réponse la plus précise possible. 

Vous vous interrogez sur votre fiancée. C'est bien normal pour un jeune homme, première fois promis à une inconnue, et une étrangère de plus. Pourquoi ne pouvez-vous guère l'aimer ? Mais, la logique des circonstances vous pousse à ne pas l'aimer, voilà tout. Ne vous tourmentez pas pour ces sentiments qui vous perturbent. Vous l'aimerez quand vous la rencontrerez. Si vous ne l'aimez pas, vous apprendrez. Votre père et le sien ne vous ont pas laissé la chance de, ne serait-ce que, vous apprécier. À nouveau, je crois en la providence. Vous ne trouverez peut-être pas une amante et une épouse désirable, selon vos goûts, en effet, mais une amie fidèle vous comblera sûrement. Et puis, je connais les hommes, monsieur, autant que je connais les femmes, en réalité. Prendre des maîtresses, pourvu que l'affaire soit secrète, vous garantit votre satisfaction personnelle et vous autoriserez la dame, votre dame, à voir des messieurs si elle le désire, pourvu que l'affaire soit secrète, ce qui garantira sa satisfaction à elle. Une union n'a pas besoin d'amour entre les deux mariés pour durer. 

En vérité, il n'est pas rare que le mari ne supporte plus la femme ou que l'épouse soit prête à tout risquer pour se débarrasser de son époux, et le scandale qui s'ensuit dans ces cas-la détruit des vies, monsieur. Alors qu'un mariage signé sans amour, avec l'accord consentant des deux partis de poursuivre librement leurs passions respectives, prémunit les drames et les préserve de la finalité inévitable du désespoir et de la colère, voire du ressentiment. 

Les lettres cachées [En pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant