À cet inconnu qui a eu l'estimable chance de laisser sa lettre d'adieu à l'intérieur du livre qu'une femme adore le plus au monde, et qui s'est donc fait une amie, s'il le désire et qu'il n'est pas trop tard,

Pardonnez-moi, monsieur, pour ces salutations plutôt longues, mais c'est que j'ignorais comment ouvrir cette réponse composée par votre main qui m'est totalement étrangère. Je ne peux même pas vous imaginer, pas une ligne de votre visage, pas une caractéristique de vos habits, je peux seulement vous deviner au travers de ce que vous avez écrit, mais la description demeure bien floue. De ma personne, si la providence vous ramène vers ma lettre et que vous la voyez au milieu de ces centaines d'autres pages, vous n'apprendrez pas qui elle est, ni son nom, ni son apparence, et il vaut mieux que cela reste ainsi, n'est-ce pas, monsieur ? 

Oh Seigneur, j'espère qu'il n'est pas trop tard. J'ai découvert votre lettre hier soir, je l'ai lue dans la libraire, peut-être à l'endroit où vous étiez assis pour la rédiger, et je l'ai emportée avec moi sans savoir quoi en faire, sans savoir si, comme selon votre volonté, je devais en parler au souper et divertir les personnes présentes à la table de mon père, ou si je devais la rendre à ce livre où vous l'avez glissée pour qu'elle y soit éternelle et qu'un prochain la trouve et s'en distraie à son tour.

Quoi que, je puis vous contredire sur un point, monsieur. Si votre lettre amuserait un homme, si c'est ce que vous pensez, et qu'un homme la porterait devant ses invités pour en faire le sujet de la soirée, je vous affirme, monsieur, qu'une femme, elle, ne sera pas amusée du tout et qu'elle jugera cette lettre bien triste et pleurera-t-elle pour vous, pour demander au Seigneur de prendre soin de votre âme pure mais abîmée par les circonstances. 

Non, monsieur, je n'étais pas amusée, pas le moins du monde. J'ai d'abord ressenti un profond chagrin pour vous, car vous mettez fin à vos jours alors qu'ils semblent épanouis et heureux, tout cela pour une dame que vous ne connaissez pas et ne voulez pas connaître. Vos arguments, j'y suis sensible, et peux y sympathiser, bien sûr, puisque, en tant que femme moi-même, vous vous doutez que je serai confrontée à cette situation moi aussi, très bientôt, l'âge commençant à me faire défaut. Je n'en dirais pas plus de ma personne ! Mais, vous pouvez m'appeler mademoiselle, c'est tout ce dont je vous informerais. Et si des détails à mon propos venaient à être jetés sur le papier par mégarde de ma part, je vous prierais de m'excuser, cela n'aura pas été mon intention.

Après le chagrin pour une existence si injustement prise et donnée trop tôt au Seigneur, j'ai éprouvé une once de colère à votre égard. Ne vous méprenez pas. Je compatis sincèrement à votre pénible situation et c'est précisément pour cette raison que je me suis fâchée contre vos mots, monsieur. Gaspiller votre vie tout cela pour une sordide affaire de mariage ! Voyons, ne prétendez-vous pas que vous laisseriez derrière vous une mère affligée par votre deuil, un père qui, je suis sûre, vous aime et sera coupable pour le restant de ses jours, à se demander ce qui serait advenu de votre bonheur à tous s'il avait choisi pour vous une autre fiancée ? Et n'y a-t-il pas justement la fiancée qui sera humiliée et à qui vous aurait imposé un voyage aller-retour pour rien, et qui devra annoncer à son père si fier de cette union et si pressé de la signer que son promis a préféré s'ôter la vie que de la rencontrer ? Et tous ces camarades que vous avez ? Qui seront bien penauds et attristés de perdre un ami aussi fidèle et divertissant que vous vous vantez d'être ? Et toutes ces dames dont vous êtes le confident et qui sont vos confidentes ? Une créature sociable comme vous, non, je ne crois pas qu'elle déciderait de se priver des joies de la vie, tout cela pour une malheureuse histoire de mariage. 

Si vous souhaitez mon opinion là-dessus, monsieur, et vous ne la réclamez pas mais je vous l'offre quand même, votre mal-être récent remonte à plus loin que vous le prétextez, surtout en ce qui concerne votre père à propos duquel vous vous êtes peu épanché, mais qui paraît homme au caractère dur et implacable. Pourquoi se débarrasserait-il d'un fils pour l'envoyer dans le pays des Anglais ? Ceci, je ne me l'explique pas et vous vous posez certainement la question. 

Les lettres cachées [En pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant