Ecoute-moi !

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Pierre-Emmanuel était bien décidé à en savoir plus. Pas d'un point de vue scientifique : cette étape-là était déjà passée. Son esprit faisait face à son enveloppe charnelle qui se baladait toute seule à travers Paris. Génial ! Non, ce qui l'intéressait, c'était plutôt ce qu'il pouvait en faire. Il n'espérait par réintégrer son corps ; même s'il y parvenait, l'idée même d'habiter ce truc en décomposition le dégoûtait. Et une douche ne suffirait pas à rendre la situation plus supportable. Mais est-ce qu'il pouvait communiquer avec lui-même ? Là, c'était à tenter. En bonne logique, son corps était habitué à répondre à son esprit. Il devait bien y avoir une petite place dans ce cerveau pourri qui réagirait par réflexe. Et après ? Interagir à nouveau avec le monde ! Avoir un impact quelconque sur ce qui l'entourait. Mais pour l'heure, il ne pensait à rien d'autre. Même pas s'il pourrait en tirer une quelconque utilité. Juste se sortir de cette bulle insupportable de témoin contemplatif de la déchéance du monde. Il suivit donc la horde trottinante, animé d'une curiosité nouvelle pour leur mode de vie, tout en réfléchissant à ses moyens de communiquer. Sa plus grande stupeur fut d'admettre que ses sources en la matière étaient toutes tirées de films ou de séries à l'eau de rose : « Ghost », « j'aurais dû te le dire 1 million de fois »... Quant à savoir comment il s'était retrouvé devant des romance, c'était là également un parfait mystère. Avec des collègues au cours de séminaires ? La logique lui dictait qu'une femme était maîtresse de la télécommande, mais un bref coup d'œil à son enveloppe charnelle lui murmurait qu'il n'y avait que peu de chances que celle-ci vive sous son toit. Et pourtant... Est-ce que c'était une alliance qu'il avait à la main gauche ?

Il continua à suivre la horde, pensif. Clairement, ce n'était pas un accessoire de mode. Alors quoi ? Il était marié et il n'en avait aucun souvenir ? Il avait passé tout ce temps à se demander s'il devait protéger quelqu'un et il découvrait soudain qu'il avait fondé une famille ? Comment est-ce qu'on pouvait oublier un détail pareil ? De toute évidence, son esprit était aussi pourri que son corps.

Restait à mettre en pratique ce que ces romances avec des fantômes lui avaient appris pour pouvoir contacter l'univers physique. Et surtout, ce qui pourrait lui être utile. Apprendre à siffler avec un son audible des vivants n'avait aucun intérêt, par exemple. Il valait mieux tenter de faire bouger les petits objets alentours. Ça serait un bon début. Et occulter qu'il avait vraiment tenter ces exercices futiles au début de son errance sans jamais arriver au moindre résultat probant. Là, il avait une motivation. Pas de but, mais c'était un détail qu'il pourrait toujours approfondir en fonction de ses résultats.

Ses efforts dans les jours qui suivirent furent donc exclusivement consacrés à signaler sa présence à son autre lui qu'il surnomma rapidement PE pour plus de commodité. Pierre-Emmanuel face à PE. Le duel était loin d'être de tout repos. Il était régulièrement exaspéré par la stupidité inlassable de son corps. À se demander s'il existait réellement un instinct de survie chez les infectés. Autre que manger, cela va de soi. Il ne comptait plus ses crises de rage face à ce spectacle. Le problème n'était pas simplement de ne pas pouvoir communiquer, mais essentiellement de devoir suivre au quotidien un parfait abruti face auquel un bambin en possession d'une bouteille de Javel aurait eu plus de chance de survie. Il se vit donc notamment traverser la Seine dans une ébauche de nage du chien, marcher dans une flaque proche de fils électriques dénudés, courir comme le dernier des abrutis à la poursuite d'un chat qui avait fait tomber des pots de fleurs (pas franchement une lumière non plus, ce chat), traverser des barbelés en laissant au passage quelques lambeaux de ce qui restait de sa blouse et de ses bras... Il faisait de véritables crises de nerfs à suivre ce corps en décomposition avec lequel il tentait désespérément d'entrer en contact, et voir que celui-ci avait encore moins de bon sens qu'un Schtroumpf devant un bol de salsepareille ou qu'une pré-ado devant une Dark Romance (*). Il se voyait littéralement s'arracher la chair à défaut des cheveux, et il n'avait aucun moyen d'empêcher le saccage. S'il avait pu penser qu'être témoin de la déchéance du monde était d'une frustration colossale, c'était clairement qu'il n'avait jamais envisagé être un jour témoin de sa propre décrépitude. Même en gardant en tête que sa part d'intelligence était dans sa part « esprit », il supportait très mal de se voir aussi abruti. On avait dépassé de loin le cap de l'adolescent prépubère d'une cinquantaine d'années incapable de s'habiller. À se demander comment il avait pu se marier. Et avec qui.

Il restait donc là, jour après jour, à contempler son lui charnel se comporter comme le dernier des abrutis et à enchaîner les crises de rage qu'il ne pouvait passer sur aucun objet à proximité, quand l'impensable se produisit : une interaction ! Pas une feuille vaguement déplacée comme sous le coup du vent : Pierre-Emmanuel avait hurlé sa rage, et PE avait suspendu son geste, hésitant.

Évidemment, c'était pas grand-chose. Seulement, c'était un début. Par un miracle qu'il ne parvenait pas encore bien à interpréter, il avait eu un impact sur son autre lui. Il fallait à présent identifier cette brèche et l'exploiter.

Là encore, il y passa des jours et des nuits. C'était l'avantage de ne pas avoir besoin de dormir. Il avait cette même impression que lorsqu'il était à son labo et qu'on lui transmettait une nouvelle mission : de l'excitation mêlée à l'incertitude du comment procéder. Pourtant, il prenait rapidement conscience que cette première interaction lui avait ouvert une porte : PE semblait plus attentif à son environnement. Pour un peu, il semblait comprendre – non, comprendre était un bien grand mot – sentir instinctivement que quelque chose tentait désespérément d'entrer en contact avec lui.

Rapidement, Pierre-Emmanuel trouva un moyen de capter son attention pour l'entraîner dans une direction précise. Il avait réussi ! Il parvenait à se faire entendre. Il parvenait à avoir de nouveau un impact sur le monde matériel.

(*) Ceci est bien évidemment le point de vue de Pierre-Emmanuel Dubois. L'autrice ne se permettrait en aucune façon d'exprimer son opinion sur le sujet de façon aussi franche et sans aucun argument à l'appui.

La Chair et l'EspritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant