Intermède: des rats et des hommes

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L'homme en gris releva la tête. D'un geste nonchalant, il referma le carnet relié de cuir et regarda autour de lui. 

Le jour ne s'était pas encore levé, mais l'aube ne pouvait être bien loin. Si Morgane la Rouge avait dit vrai, il se trouvait en ce moment assis à la table où les Macrâles avaient reçu l'Illumination, avant d'essaimer aux quatre coins du monde. C'était donc ici que tout avait commencé.

Pourtant, il n'était pas satisfait. La vie de Morgane la Rouge ne pouvait se résumer à cela. Ce maudit carnet pour lequel il avait voyagé jusqu'en ce coin reculé ne pouvait être seul. Un second volume devait inévitablement se trouver caché quelque part. Mais où ?

A cette question, une seule personne était capable répondre.

Repoussant sa chaise, il parcourut des yeux la pièce sombre, encore faiblement éclairée par la flamme vacillante de la lanterne. Tout bien considéré, et pour le peu qu'il pouvait en distinguer, il n'était plus tout à fait certain qu'il s'agisse de simples souris qui soient maintenant en train de grouiller entre ses pieds. Vu la taille de ces répugnantes bestioles, les rongeurs qui menaçaient de lui grignoter les orteils ressemblaient plutôt à...des rats !

L'homme en gris exécuta un bond en arrière et grimpa prestement sur la chaise, à l'abri de ce mouvant tapis de fourrure et de crocs.

Le rire sarcastique du vieillard résonna dans la pièce.

-N'ayez pas peur. Ils ne vous feront pas le moindre mal. Du moins, pas avant que je ne leur en donne l'ordre...

Ces mots ! Ils sonnaient étrangement aux oreilles de l'homme en gris. Où les avait-il déjà entendus ?

-Votre curiosité est-elle maintenant satisfaite ? Avez-vous appris tout ce que vous souhaitiez au sujet de ma très chère Morgane ?

Les rats se rassemblaient maintenant aux pieds de la chaise, s'élevant peu à peu en une menaçante pyramide.

-Je vois que non. Je sens que ces modestes quelques lignes rédigées de la main de Morgane elle-même n'ont pas suffi à combler votre soif de connaissance. Malheureusement, ce sont les seules qui existent, du moins à ma connaissance. Je suis désolé d'avoir à vous le dire, mais c'est tout ce dont vous devrez vous contenter aujourd'hui. Il va maintenant être temps pour vous de repartir. Sachez que les Macrâles de Racour ne tolèrent la présence que d'un seul homme parmi elles. Or, cet homme, c'est moi. Elles pourraient se montrer fort peu accommodantes si jamais elles venaient à s'apercevoir qu'un intrus a
mis les pieds au sein de leur lieu le plus sacré. Elles aiment les expériences bizarres, si vous voyez ce que je veux dire. Si vous tenez tant que ça à vous retrouver affublé d'une cervelle de lézard ou d'une queue de cochon, c'est votre droit le plus strict, après tout !

Sacré ?Il était difficile de concevoir que ce gourbi pouvait posséder une dimension mystique, aux yeux d'une poignée de femmes illuminées. Pendant qu'il réfléchissait, la pile de rats montait encore et encore, obligeant l'homme en gris à s'abriter sur la table, en priant pour que le bois vermoulu ne cède pas sous son poids.

La situation empirant de seconde en seconde, l'homme en gris s'apprêtait à concéder sa défaite. Il allait devoir quitter cet endroit, la queue entre les jambes, s'il ne voulait pas être englouti et dévoré vivant par cette véritable marée cauchemardesque.

C'est alors que l'évidence le frappa avec la force d'un marteau en plein vol. Il se remémora l'épisode au cours duquel l'Inquisiteur Pangelpique avait manqué de peu de subir le même sort.

La bouche pareille à celle d'un poisson tiré hors de l'eau, l'homme en gris dévisagea, stupéfait, le vieux fou qui commandait cette horde de rongeurs.

Ce dernier gloussa devant son air stupéfait.

-Venez-vous enfin de comprendre, mon jeune ami ? Félicitations pour votre lecture attentive ! Eh bien, oui, je suis celui qu'on appelait autrefois Colin. Colin le lycanthrope. Colin, le Roi de la Vermine, la Bête de Bérinzenne en personne. Un des rares à avoir connu celle que vous nommez Morgane la Rouge et à être encore de ce monde pour pouvoir en témoigner.

Le regard du vieil homme brillait de fierté autant que d'arrogance.

-Peu avant sa disparition, j'avais promis à Morgane de devenir le gardien de sa mémoire. J'ai juré sur tout ce que j'avais de plus précieux que je veillerai sur le journal qu'elle avait laissé ici, aussi longtemps qu'il me resterait un souffle de vie.

Colin proféra quelque chose dans une langue incompréhensible, forçant les rats à venir se retirer immédiatement à ses pieds.

-Cessez  donc de trembler, nom d'une pipe ! Croyez-vous vraiment que je vous aurais offert en pâture à mes amis rongeurs ? Mais non, voyons ! Si je n'avais pas eu confiance en vous, jamais vous n'auriez pu ne serait-ce que poser un œil sur le journal de Morgane. Personne ne penserait jamais à se méfier d'un vieil escogriffe comme moi. Et pourtant, les visiteurs indésirables auraient raison de me craindre, comme vous pouvez le constater.

Le vieillard tapa du pied et les rats quittèrent la pièce en trottinant. Les deux hommes demeurèrent un instant face à face, se regardant dans le blanc des yeux, sans dire un mot.

-Mes amis m'avaient averti depuis longtemps qu'un individu étrange s'était lancé dans une quête pour retrouver le journal de Morgane. Une tâche difficile, mais noble. Je connais votre identité, au-delà du surnom d'homme en gris dont on vous a gratifié. Peut-être en sais-je même plus que vous, d'ailleurs. Vous me rappelez quelqu'un que j'ai brièvement connu il y a très longtemps. Il ne peut s'agir d'une coïncidence.

Colin dégaina son effroyable sourire édenté mais il ne semblait pas hostile. Au contraire, il était maintenant doux et pétri de nostalgie.

-Je sais tout ce qui est arrivé à Morgane après la bataille de Racour. Ayez encore un peu de patience et avant que le soleil ne se lève, vous connaîtrez tout des terribles événements qui se sont produits à la fin de ce maudit printemps 2083...

Macrâle: itinéraire d'une sorcière de BelgiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant