Fragile

1 0 0
                                    

Le ciel pollué par des années d'anthropisme était encore plus noir que la nuit au-dessus de cette affreuse ville qu'était ***. Heureusement, des carpes holographiques de couleurs chaudes, du rouge et du violent principalement, enjolivaient le quartier. Les poissons semblaient voler, et déambulaient tranquillement d'une zone à l'autre, dans un genre de grâce à laquelle les autres endroits de la ville n'étaient plus habitués.

Fragile tendit la main, et effleura de la pulpe de ses doigts l'une de ces figures de poissons. L'immense carpe koï ne réagit pas à ce toucher, bien au contraire. Elle traversa le bras du jeune homme dans un mouvement souple, avant d'onduler et de commencer une étonnante parade nuptiale pour une de ses congénères.

S'il l'avait pu, Fragile aurait sans doute versé une larme. Son buste tremblait, et son cœur, l'une des rares parties de son corps encore faite de chair, tressaillit un instant. Cela faisait bien un bon mois qu'une émotion ne l'avait pas pris à part ainsi.

Le jeune homme s'installa sur l'un des rochers artificiels autour de cette scène au caractère hypnotique, et poursuivi son observation.

Il lui semblait que ces carpes, bien qu'évidemment fausse, avaient un caractère, une personnalité plus humaine encore que les corpos qui avaient envahis le quartier ces quinze dernières années. Elles n'avaient aucune mission, aucune pression quelconque, et se contentaient de flotter paresseusement, sans la moindre contrainte. Bien que fausses, elles semblaient plus vivantes que les tas de métal et de plastique qu'étaient les gardes du corps, les chauffeurs privés des gros poissons du coin.

Fragile prit dans la poche gauche de son manteau blindé son inhalateur. Il inspira un grand coup, laissant la drogue à l'intérieur pénétrer jusqu'à son âme, pour peu qu'il lui en reste ne serait-ce qu'une infime portion.

Alors, en un instant, il sentit son corps tout entier se rafraichir, comme s'il avait soudainement été plongé dans une baignoire remplie de glace. Il sentit son rythme cardiaque descendre un peu, son sang, du moins ce qu'il en restait, circuler moins ardemment.

Il contemplait encore et toujours les carpes, et cela apaisa encore davantage son esprit.

Il prit alors la peine de détailler le quartier corpo autour de lui. Des bâtiments en forme de pyramides aux vitres réfléchissantes, d'autres pavés d'acier et de verre plus hauts que larges qui faisaient semblant d'être beau, mais cette beauté était plus froide encore que la drogue que Fragile venait d'inhaler.

Ce dernier comprit pourquoi les gens comme lui évitaient cet endroit. Entre les voitures à la coupe angulaire qui montraient ostensiblement les blindages, les routes qui semblaient encore neuves, et ces hologrammes perfectionnés, le jeune homme se sentait à l'étroit.

Depuis combien de temps n'avait-il pas ressenti un tel sentiment de... fragilité ?

Il était habitué au sang, à la crasse de son quartier d'origine. Mais rien de tout ceci ne l'effrayait plus que les calculs et l'esthétique froides de ces femmes, de ces hommes, de ces personnes dont le cœur -enfin façon de parler- était réservé au Diable.

Le jeune homme se redressa, et jeta un œil au ciel. Ce dernier était à présent parsemé d'étoiles, des projections qui venaient sans doute des toits des bâtiments. Au centre de ce ciel siégeait fièrement une lune bleue.

Une lune bleue.


FragileOù les histoires vivent. Découvrez maintenant