1. Creep

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{Jackie}

Une profonde inspiration, un coup d'œil à notre guitariste pour me donner du courage, trois pas vers la scène. Je me saisis du micro et salue notre public.

Des années que je chante un soir par semaine dans ce petit pub collé à Borough Market, à côté de London Bridge. Les sensations ne varient jamais : peur, excitation, joie, angoisse. Et l'impression d'être à ma place quand les notes résonnent et ricochent sur les boiseries de la salle. Lorsque ma main joue la mesure contre ma cuisse et que je prononce le premier mot de la première chanson du set. Vow de Garbage.

Me produire à Wembley me procurerait le même effet, sans aucun doute. OK, peut-être pas exactement le même effet. Tout serait décuplé, à l'instar du nombre de personnes présentes, de lumières autour de nous ou de membres du staff là pour nous aider.

Ce n'est pas grave. La Southwark Tavern et notre modeste groupe me suffisent. Même s'il y a bien longtemps, vivre de ma musique était mon rêve, j'ai grandi depuis.

Je profite tout de même de chaque seconde passée sur scène, aussi petite soit-elle. Ce soir, dans le pub bondé, je reconnais de nombreux habitués. Ils chantent en chœur avec moi sur Angel de Robbie Williams et s'enflamment sur Song 2 de Blur. Aucune sensation n'équivaut à celle apportée par la communion avec son public. Même le meilleur orgasme possible ne permet pas d'atteindre ce sentiment de plénitude. Ou peut-être n'ai-je pas eu d'orgasmes inoubliables jusqu'à présent...

Aujourd'hui, je suis ravie, car ma petite sœur Sofia a réussi à se libérer. Mademoiselle est très occupée par ses études à la prestigieuse London School of Economics. Nous habitons ensemble et nous croisons à peine. Ce n'est pas grave. Si j'ai tout sacrifié pour elle, c'est justement pour qu'elle puisse suivre la voie qui la passionne — et qui lui offrira une belle situation bientôt.

Je poursuis notre set avec Resistance de Muse et tente de pousser encore plus ma voix que d'habitude. Nous ne jouons que des reprises — c'est ce qui marche le mieux. Je continue néanmoins à écrire mes propres chansons. Même si je ne les utiliserai jamais.

Beth se colle à moi et fait le zouave avec sa guitare, comme d'habitude. Entre un couplet et le refrain, je la contemple, amusée, puis reporte mon attention sur la salle et l'aperçois.

Luke ?

Une hallucination, peut-être. Je n'ai pourtant bu qu'une bière avant notre set.

Un gars random qui lui ressemble vaguement ? Non. Ces yeux pétillants, cette tignasse châtain foncé. Ce sourire. Je les reconnaîtrais entre mille.

Le micro tremble entre mes doigts et ma gorge se bloque. Ai-je toujours des cordes vocales ? Rien n'est moins sûr. Il me fixe, les mains dans les poches de son jean. Je parviens à peu près à reprendre cette chanson que je connais par cœur. Mon esprit a basculé huit ans en arrière. Dans un autre pub, plus miteux. Durant une période de ma vie où mon seul minuscule souci était de savoir si Luke, le guitariste des School, en pinçait pour moi ou pas.

Dans un état second, je poursuis tant bien que mal avec le morceau suivant, Creep de Radiohead. C'est moi le creep ce soir, de toute évidence : Beth m'adresse des regards étonnés et teintés de colère. Elle a raison, je ne vais pas le laisser ruiner l'un des meilleurs moments de ma semaine. Peut-être le meilleur, avouons-le.

Alors je me reprends, me concentre plutôt sur ma sœur qui me sourit comme si j'étais pour elle la huitième merveille du monde — c'est mérité — et me lance à corps perdu dans le reste de notre set. À la fin, je savoure les applaudissements de la foule à deux pas de nous et embrasse quelques-uns de nos habitués — à Wembley, nous n'aurions pas une telle proximité avec notre public, n'est-ce pas ?

Luke s'avance vers moi alors que je finis d'aider Beth à débrancher les amplis. Mon cœur bat à tout rompre. Mon amie, la traîtresse, s'éclipse dans l'arrière-salle.

— Salut, Jackie.

Sa voix est aussi belle que dans mon souvenir. Lui est encore plus beau, avec de minuscules rides qui mettent en avant son regard bleu acier. Il porte, manches retroussées, une chemise en denim un ton ou deux plus clair que son jean.

Je prie pour qu'il ne remarque pas à quel point je transpire suite à ma prestation.

— Luke, salut, ça fait longtemps.

Il hoche la tête, comble la distance qui nous sépare et m'attire dans un hug un peu bancal, car je reste planté sur le vieux parquet. Oui, je suis pétrifiée comme une ado face à son premier crush. J'avais pourtant vingt ans quand on s'est rencontré.

— Clair, trop longtemps. T'as complètement disparu quand t'as quitté le groupe d'Emmett.

— Oui, je... j'ai dû me concentrer sur mes études et j'ai commencé à travailler en même temps.

Je lisse bêtement ma robe pour m'occuper les mains. Le barman a remis la musique et nous devons parler assez fort pour nous entendre.

— Je me souviens, déclare-t-il avec un hochement de tête, hum... quand ta mère est morte.

— C'est ça.

Le pincement au cœur partira-t-il un jour ? Je suppose que non.

— Je t'ai envoyé des messages, t'as jamais répondu, remarque-t-il sur un ton doux.

— Je suis désolée, c'était une période compliquée pour moi.

— Bien sûr, je comprends.

Bien qu'il ne comprenne sûrement pas, j'apprécie son absence évidente de ressentiment. J'ai peu ou prou disparu du jour au lendemain. Malgré mes remords, je me secoue pour revenir à l'instant présent.

— Alors, qu'est-ce que tu deviens ?

— Oh, j'essaye toujours de percer avec mon groupe, répond-il avec un petit rire gêné. On galère, mais ça avance. J'ai deux filles, sinon.

Son visage tout entier s'illumine. S'il était beau avant, il l'est cent fois plus à présent.

— C'est formidable, j'ai entendu ça par Emmett en effet. Quel âge ?

— Alice a six ans et Wendy quatre.

— C'est formidable, je répète tout en m'insultant dans ma tête.

Des années à manier des milliers de mots pour écrire mes chansons et pour traduire des romans dans le cadre de mon métier ! Ce soir, face à lui, on pourrait croire que je possède un vocabulaire limité.

— Peu après ton départ, hum, j'ai commencé à...

— Jackie, bravo !

Ma sœur bouscule Luke pour me prendre dans ses bras. Elle est comme ça, ma Sofia. Je me détends contre elle, apaisée par son odeur de vanille que je discerne malgré l'air âcre et musqué du pub.

— Merci, toi. Et merci d'avoir élagué ton emploi du temps de ministre pour venir nous voir.

— Je t'en prie. Je vais devoir travailler toute la nuit au lieu de dormir pour rattraper, précise-t-elle, mais ça valait le coup.

Ses boucles, brunes comme les miennes, rebondissent quand elle parle et ses mains s'agitent comme si nous étions Italiennes et pas Écossaises.

— C'est surfait, le sommeil, de toute façon.

Ma sœur sursaute et se tourne vers Luke.

— Oh pardon, Jacks, tu discutais avec un fan.

Non, juste un gars à qui je n'ai plus jamais donné de nouvelles après une nuit inoubliable ensemble.

Second Song [nouvelle]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant