3. Resistance

3 2 0
                                    


{Luke}

Elle est encore plus belle que dans mon souvenir.

Silhouette élancée, longues boucles brunes, visage ovale, yeux noisette surmontés d'épais sourcils noirs, lèvres rondes s'ouvrant sur des dents irrégulières. Son style a évolué : des collants opaques plutôt que résilles, des low boots au lieu de Dr Martens, une robe en soie à la place d'une jupe en jean. Le tout accompagné par des bijoux, des tattoos et un maquillage sombre — ensemble à la fois sexy, chic et subtilement rock'n'roll.

Bien que j'aie souvent pensé à Jackie ces dernières années, j'hésitais à assister à l'un de ses concerts depuis un moment. C'est Emily qui a les filles cette semaine, alors j'ai sauté sur l'occasion. J'ai vraiment besoin de son aide pour le groupe. Pour l'instant, elle résiste. Je ne m'avoue pas vaincu.

— Tu fais quoi comme métier ?

— Traductrice. Je travaille pour des maisons d'édition et traduis des romans de l'anglais vers le français et vice versa.

— Impressionnant ! Je me souviens en effet que tu chantais en français aussi.

Je me souviens surtout que sa voix était encore plus sexy dans cette langue. Je prends une gorgée de ma Guinness pour cacher mon trouble.

— Merci, j'aime bien ce job.

— Cool. T'es free-lance ou salariée ? je continue, impitoyable.

— Free-lance, pourquoi ?

— Eh bien, au lieu de sacrifier trop d'heures de sommeil, tu peux peut-être diminuer le nombre de contrats que tu as afin de réserver du temps pour le groupe ?

Le pli de son front m'indique qu'elle considère cette idée.

— Et si ça ne marche pas et qu'ensuite je galère à récupérer les contrats ? demande-t-elle, plutôt pour elle-même que pour moi. La perte de revenus serait impossible à gérer sur le long terme.

— Je comprends que t'aies peur. Mais je t'ai observée ce soir, sur scène. Je t'admire. T'es faite pour ça, Jacks.

C'est vrai. Je ne dis pas ça parce que je veux la mettre dans mon lit. Est-ce que je le souhaite encore, après ma récente séparation ? On s'est tournés autour pendant des mois, à l'époque. Nous faisions partie de deux groupes concurrents, en quelque sorte. On commençait à se créer une petite popularité dans le nord-est de Londres et on partageait souvent l'affiche dans le même bar.

— Merci, Luke, tu exagères. Et tu as bien changé, au fait. Avant tu disais que pour rien au monde tu ne prendrais une fille dans ton groupe, parce qu'on amenait que des emmerdes.

Je grimace. Mince, quel abruti ! On se chamaillait et se critiquait beaucoup, il y a huit ans, c'était un jeu entre nous. Qui nous a d'ailleurs conduits à une nuit de passion que je n'ai jamais oubliée. Surtout car elle s'est évaporée peu après. Je tente de repousser le souvenir de son corps nu contre le mien pour lui répondre.

— J'étais jeune et con, on va dire.

— C'est sûr, reconnaît-elle dans un adorable rire.

Mon cœur endormi se réveille grâce à ce son. Je me racle la gorge et reprends la parole.

— J'ai changé d'avis, depuis. Je pense surtout que tu serais parfaite pour Dark Dawn. Les garçons sont partants, ce sont des idiots mais ils sont cool, tu verras.

— Je ne verrais rien du tout, Luke, affirme-t-elle avec douceur.

— S'il te plait, Jacks, réfléchis-y. Viens au studio les rencontrer et faire un essai sur l'une de nos chansons. C'est tout ce que je te demande.

Elle joue avec un dessous de verre à l'effigie du pub. Après une poignée d'interminables secondes, elle soupire et me promet qu'elle va y réfléchir.

Nous nous échangeons nos numéros, quittons le bar et nous dirigeons vers la gare de London Bridge. Nous n'allons pas dans la même direction et nous arrêtons donc à l'entrée de la station de métro. Je crois discerner des regrets dans l'expression de son visage. Je dois me tromper. Elle se penche vers moi, mon souffle se bloque. Ses lèvres frôlent ma joue et un « au revoir, Luke » caresse mon oreille. Je reste planté là comme un con.

Je finis par trouver le bon quai et le bon train pour rejoindre l'appartement que je loue depuis ma rupture avec la mère de mes enfants, il y a six mois.

Quand Jackie a quitté le groupe d'Emmett et n'a plus répondu à mes messages, j'ai commencé à sortir avec une fille qui tournait autour de School, et surtout de moi, depuis un moment. On s'est installés ensemble, Alice est née peu après, puis Wendy. J'adore mes princesses, elles sont extraordinaires, belles, drôles, intelligentes — je ne peux rien leur refuser, bien sûr.

Ces dernières années avec leur mère étaient terribles. On ne se supportait plus. Tout en elle m'irritait : sa voix, ses faux cheveux blonds, ses petites manies agaçantes. Cela pouvait s'expliquer par la dérive, bien connue, qui se produit dans un couple au bout d'un certain temps. Je ne me souvenais plus de ce que j'aimais chez elle lorsque nous étions sortis ensemble. Nous n'apprécions pas la même musique ou les mêmes livres. Nous avons essayé de tenir pour les puces, c'était pire.

Outre mes filles, seul le groupe compte désormais. Je souhaite réussir dans ma vie professionnelle, et tant pis pour ma vie amoureuse.

Même si Jackie est de nouveau une putain de chanson bloquée dans ma tête.

***

{Jackie}

Quand Sofia se lève le lendemain matin, je suis déjà assise devant mon ordinateur pour travailler sur la traduction d'une romantasy.

— Salut, marmotte, tu n'as pas cours ?

— À dix heures seulement, répond-elle en m'embrassant. Je te fais un autre café ?

J'acquiesce avec frénésie. Elle revient cinq minutes plus tard dans ma chambre avec un latte fumant.

— Aloooors ? Comment ça s'est passé hier soir ?

Les théories de Keynes ont dû vite l'ennuyer car elle dormait à poings fermés lorsque je suis rentrée.

— Bien, Luke veut que je chante dans son groupe, ils ont décroché un deal pour un album avec une maison de disques.

Sofia s'étouffe avec son thé et manque de tout recracher sur mon lit, où elle s'est assise.

— Eh, fais gaffe !

— Jacks, c'est incroyable, ça ! s'exclame-t-elle sans s'émouvoir de la catastrophe évitée de justesse. Tu en rêves depuis toujours.

— Non, So', tu te trompes. J'en rêvais, il y a bien longtemps, c'est tout.

Bullshit.

— Surveille ton langage !

Je tente d'adopter une expression sévère, j'échoue. Nous pouffons de concert.

— J'espère que tu as dit oui, reprend-elle ensuite. Il est charmant, en plus. Dans le genre ours rock, quoi. Ton genre.

— N'importe quoi. Il est marié, ou en couple en tout cas.

— Et alors ? réplique-t-elle avec un clin d'œil.

— T'es con, So' !

— Ouais. De toute façon ce qui compte c'est la musique.

— J'ai dit que j'y réfléchirai mais je crois que je vais refuser. Ça ne va pas être gérable avec le boulot.

— Accepte ! Tu peux tout faire, tu es si forte ! Tu t'occupes de moi depuis longtemps, tu t'es démenée pour que j'aie la plus belle vie possible. C'est à ton tour de vivre maintenant.

Mes yeux picotent et ma gorge se serre. Qu'est-ce que je l'aime !

Second Song [nouvelle]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant