2. Parklife

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{Jackie}

Juste un gars à qui je n'ai plus jamais donné de nouvelles après une nuit inoubliable ensemble.

Tiens, d'ailleurs, elle correspond peut-être aux seuls orgasmes de ma vie qui surpassent le plaisir que je ressens sur scène.

Je frissonne malgré la température élevée de la salle, chauffée par des Anglais de très bonne humeur. Je fournis alors un effort incommensurable pour quitter le souvenir des lèvres et des mains de Luke sur mon corps nu et pour répondre à ma sœur.

— Un fan, n'importe quoi, So'. Je ne sais pas si vous vous rappelez l'un de l'autre. Sofia, voici Luke, il traînait à Shoreditch en même temps que moi à l'époque. Luke, ma petite sœur, Sofia. Elle était toujours au bar alors qu'elle avait école le lendemain.

Wow, oui, je me souviens, tu as changé depuis ce temps-là. Salut !

Elle doit l'avoir reconnu, car elle ouvre de grands yeux et se fige autant que moi tout à l'heure. Elle se reprend heureusement bien vite et l'embrasse en riant.

— En général, les gens changent entre quinze et vingt-trois ans.

— Certes, certes.

Luke nous couve d'un regard... tendre, je dirais. C'est étrange et réconfortant à la fois.

— Je ne savais pas que vous étiez restés en contact, poursuit ma traître de sœur, l'air accusateur.

— Pas du tout, c'est la première fois qu'on se voit depuis... hum, depuis que j'ai quitté le groupe d'Emmett.

— Oh ! OK, faut croire que Londres n'est pas une si grande ville que ça, alors.

— Voilà.

— En fait, je ne suis pas là par hasard.

Luke a parlé en même temps que moi, je fais travailler mon cerveau pour m'assurer d'avoir bien compris.

— Comment ça ? je finis par lui demander, le cœur battant.

— Je vous paye une bière à toutes les deux et je t'explique, Jackie.

— Ce serait avec plaisir, mais je dois vous laisser, intervient ma sœur.

— Oh, non, déjà !

De la panique plus que de la déception se glisse dans mon exclamation.

— Et oui, les théories keynésiennes m'attendent dans ma toute petite chambre.

— Ouch. Pas si petite que ça ! m'offusqué-je, une main sur le cœur. Notre appartement est de taille normale. Pour le centre de Londres, en tout cas... Et ça t'arrange bien que je t'héberge, non ?

— Tout à fait.

Il pourrait y avoir de l'amertume dans son ton, j'y décèle seulement une admiration sans bornes. Elle s'esclaffe, me serre dans ses bras et chuchote un « profite, pour une fois » à mon oreille. Je rougis sans nul doute et prie de nouveau pour que les lumières tamisées du pub cachent cet état embarrassant. Elle salue Luke, me promet d'être prudente sur le trajet du retour et nous laisse.

Nous nous regardons sans rien dire pendant un instant qui s'éternise et devient de plus en plus gênant. Luke soupire et se passe alors une main dans les cheveux — trop cute.

— Viens, on commande au bar et on s'assoit.

Le pub a commencé à se vider après notre incroyable prestation et nous trouvons une table à côté de l'escalier. J'envoie bouler les membres de mon groupe un peu trop curieux — Beth me cuisinera demain.

— Je suis content de te voir, Jacks, attaque-t-il d'emblée.

— Moi aussi, Luke, et, vraiment, je suis désolée pour mon attitude il y a huit ans.

— Je suis pas là pour ça.

Je prends une gorgée de ma London Pride pour me donner du courage. Que se passe-t-il ?

— Ah ?

— Je sais pas si t'es au courant : mon groupe, Dark Dawn, a signé avec une jeune maison de disques pour un album.

— Ah non, je ne savais pas, félicitations !

J'ai honte du pincement au cœur que je ressens alors. Je suis vraiment contente pour lui. Or c'était mon rêve aussi, avant. Puis la vie m'a forcée à grandir et à arrêter de rêver.

— Merci, on est ravis. Et dans la merde, par contre, car notre chanteur nous a lâchés juste après.

— Ah, oui, pas cool.

Pourquoi me parle-t-il de ça ? Des papillons commencent à s'agiter dans ma poitrine, je leur ordonne de cesser. Ne rien espérer afin de ne pas être déçue et ne pas souffrir. C'est mon leitmotiv depuis des années.

— Tant pis pour lui, il n'était pas très bon, de toute façon. Bref, notre producteur nous suggère de chercher une chanteuse. Il considère que mes chansons pourraient matcher avec une voix féminine.

Oui, les papillons s'en donnent à cœur joie. Je regarde de façon stupide autour de moi, comme si une autre chanteuse se trouvait par hasard à côté de notre table.

— Alors j'ai pensé à toi direct, poursuit-il, inconscient de la tempête intérieure qui m'agite.

Ma bouche s'ouvre aussi grand que celle d'un personnage de cartoon. Il ne m'a pas vue depuis huit ans et il pense à moi pour son groupe ?

— À moi ? je demande, à la limite du bégaiement.

— Oui, j'adorais ta voix et ton style à l'époque et je me suis dit que ça pouvait coller avec le nôtre. Et ce que j'ai entendu ce soir m'a convaincu. Bravo pour votre prestation d'ailleurs, vous avez une belle énergie. C'est Emmett qui m'a indiqué que je te trouverais ici.

— Luke, je... je ne peux pas chanter dans un groupe de façon professionnelle.

— Ce n'est que le début, tu sais. On y croit, car sinon, pourquoi continuer ? Mais ce n'est que le début.

— Je vous souhaite un succès exceptionnel, bien sûr, par contre, je ne peux pas accepter.

— Pourquoi pas ?

Il se recule contre le dossier de sa chaise en bois et me scrute. Les palpitations de mon cœur s'envolent dans un staccato.

— Je travaille déjà à temps plein, Luke, expliqué-je dans un soupir, car je m'occupe de ma sœur depuis la mort de notre mère.

J'espère qu'il ne perçoit pas l'amertume de mon ton. Je n'en veux pas à Sofia, elle n'y est pour rien, et maman non plus — notre père aux abonnés absents, par contre... Ma sœur avait quinze ans quand notre mère a succombé à une rupture d'anévrisme. J'en avais vingt-deux et me suis démenée pour devenir sa tutrice légale. À l'époque, je finissais mes études de français et ai pris un boulot de traductrice.

— Je sais tout ça, Jackie, admet-il. C'est admirable ce que tu as accompli pour elle, Emmett m'a raconté. Mais Sofia a grandi, je suis navré, elle a plus vraiment besoin de toi.

Je perçois de la bienveillance dans sa voix rauque tandis que je ressens une ambivalence aigre-douce. Serais-je prête un jour à ce qu'elle n'ait plus du tout besoin de moi ? Probablement pas.

— Elle ne travaille pas, juste des petits jobs par-ci par-là. C'est moi qui finance tout.

Il remue ses mains devant lui pour m'apaiser.

— OK, je te demande pas de quitter ton boulot sur le champ. N'est-ce pas envisageable de faire les deux, au moins pendant un moment ? On pourra s'adapter à tes horaires.

— Je crois surtout que ça signifie que je ne dormirai plus.

— Comme je l'ai dit tout à l'heure à Sofia, le sommeil, c'est surfait, me rappelle-t-il avec un clin d'œil.

J'émets un petit rire étranglé.

Je ne peux pas accepter. J'espère qu'il comprendra.

Second Song [nouvelle]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant