L'Homme et son Image

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Pour M. le Duc de La Rochefoucauld.

Un Homme qui s'aimait sans avoir de rivaux

Passait dans son esprit pour le plus beau du monde :

Il accusait toujours les miroirs d'être faux,

Vivant plus que content dans une erreur profonde.

Afin de le guérir, le sort officieux

Présentait partout à ses yeux

Les conseillers muets dont se servent nos dames :

Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands,

Miroirs aux poches des galants,

Miroirs aux ceintures des femmes.

Que fait notre Narcisse ? Il se va confiner

Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,

N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.

Mais un canal, formé par une source pure,

Se trouve en ces lieux écartés :

Il s'y voit, il se fâche, et ses yeux irrités

Pensent apercevoir une chimère vaine.

Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau ;

Mais quoi ? le canal est si beau

Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir.

Je parle à tous ; et cette erreur extrême

Est un mal que chacun se plaît d'entretenir.

Notre âme, c'est cet Homme amoureux de lui-même ;

Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui,

Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes ;

Et quant au canal, c'est celui

Que chacun sait, le livre des Maximes.

Les fables de la FontaineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant