Deuxième partie

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Sur le coup, Jimin fut si étonné qu'il s'immobilisa et sa main d'addict caressa nerveusement le film plastique du paquet intact de cigarettes dont il venait de faire l'acquisition. Il se rappela rapidement l'endroit où il se trouvait et laissa l'idée de fumer se dissiper peu à peu de son esprit. Sa patiente continuait de jacasser un brouillon de mots qu'il écoutait à peine et pourtant il savait qu'elle répondrait à la moindre des questions que sa curiosité soudaine s'apprêtait à formuler. Parce que c'était une femme isolée, vivant dans un endroit isolé et que sans ces quelques mots d'un semblant de conversation, elle n'était rien. Jimin ne manquait pas particulièrement d'empathie à ce constat. Il était juste habitué à son propre néant, il ne savait plus trouver cela désolant. Mais maintenant, il voulait la questionner et qu'elle ne lui résiste sur aucun détail. Il n'avait pas besoin d'être cynique ou manipulateur pour cela. Ses patientes aimaient particulièrement quand il se montrait un peu fouineur. Il n'avait donc aucune raison à se résoudre au silence. Pourtant, cela lui faisait mal de céder à cette curiosité, qu'il savait ne pouvant être tout à fait innocente :

- Ce sont vos fils ? Demanda-t-il en pointant le petit cadre photo accroché au-dessus de la cheminée.

Il savait que ce n'étaient pas ses enfants. Mais il posa tout de même la question. Parce qu'il voulait la faire parler à propos de ce garçon, sur le côté gauche du petit groupe de jeunes hommes qui posaient devant le véhicule agricole. Les couleurs étaient devenues fades et la photo était si vieille que leur visage paraissait flou et vitreux. Comme tout vieilli, comme le temps fait trembler tout ce qui a été... :

- Pardon ? Oh, ça. C'est mon fils, là, au milieu, avec sa bande de copains. C'était il y a peut-être vingt ans déjà...

Elle fixa l'image avec un sourire tendre avant de soupirer :

- Ah... Mes garçons... Tous si charmants.

Jimin connaissait suffisamment les garçons à cet âge pour savoir qu'ils n'avaient sûrement rien de charmants. Mais il ne voulait pas troubler la croyance attendrie de la femme en le relevant. Pourtant, son regard s'arrêta longuement dessus, comme si, pour un moment, il lui aurait coûté de s'en détacher. Yoongi avait l'air... Il avait l'air plus jeune. Charmant. Oui, le mot charmant semblait être un terme juste maintenant qu'il le tournait et retournait dans son esprit. Yoongi semblait joliment malicieux, tout plein de son envie de satisfaire, de son envie d'être apprécié... Exactement comme il l'était encore aujourd'hui. Son sourire était grand offert mais pourtant discret, comme un détail qu'il fallait relever. Mais bien-sûr, ce n'était pas vraiment le type de subtilité qui échappait à quelqu'un comme Jimin. Cela ressemblait à une invitation, peut-être un cadeau. Il faisait beau ce jour-là. C'était probablement l'été car ils étaient tous torses nus, posant devant une montagne de bottes de foin qu'ils venaient de charger sur la remorque, exploit qu'ils prenaient temps d'immortaliser. Le genre de souvenirs d'enfance que Jimin ne pouvait pas comprendre et ne pouvait pas trouver émouvant. Un des garçons avait son bras posé autour de la nuque de Yoongi dans une étreinte amicale et le jeune homme souriait à la caméra, les bras sagement croisés sur son torse. On avait l'impression qu'il était en train de rire car ses yeux étaient plissés de joie :

- Ils étaient souvent à la maison quand ils étaient petits. Ils aimaient cet endroit. Je leur faisais des collations, de la limonade... C'est fou comme le temps passe. Regardez-moi maintenant, je suis déjà devenue une vieille dame qui ressasse le passé.

Oui, Jimin comprenait mieux que personne comme le temps était volage, comme le temps était un traître. Par le passé, il se confortait dans l'idée qu'il n'y avait rien à vivre et à consommer dans la hâte. Il pensait que la jeunesse et la frivolité était quelque chose que l'on pouvait posséder comme une part inhérente de nous. Il aimait à envisager le temps, le sien, comme ce futur doux auquel il rêvassait parfois et les promesses surannées d'un amour éternel. Il pensait qu'il pouvait s'allonger-là, s'y laisser flotter et emporter au fil de sa course et qu'il arriverait quand même là où il l'avait espéré. Mais c'était avant d'entendre la mort chuchoter dans son oreille. A présent, il aurait voulu le posséder entièrement pour ne plus le redouter ainsi. Il aurait voulu retourner à l'époque où il ignorait que sa vie s'écrirait selon un « avant » et un « après », muraille entre lui et le reste du monde. Oui, Jimin aurait aimé ne pas connaître aussi bien le temps :

A Whiter Shade of PaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant