Le voyageur, 2/3

2 2 2
                                    


Le voyageur fut levé par les premières lueurs, et avec elles revint le tirailler la faim.

Il s'était endormi dans les sous-bois, sous le tronc d'un gros chêne. Les arbres tranchaient des faisceaux de lumière ; elle gouttait ça-et-là sur un tapis de mousse ou de fougères, des ronces emmêlées et des buissons de genévriers. Pourtant, l'abondance de nature froissait la réalité : tout était sec, le sol était pauvre et le gui croissait mieux que les arbres auxquels il s'accrochait. La forêt jaunissait dans son ensemble, la terre poudreuse avait la texture de la cendre, les branches une friabilité de schiste. Le voyageur chercha des baies : en vain ; alors il mâcha des feuilles, pour se tromper lui-même, mais elles cassaient sous ses lèvres et fondaient sur sa langue, teintées d'amertume. Les esprits avaient déjà tout raflé.

La journée passa lentement ; le pépiement des oiseaux qui l'amusait d'habitude l'ennuyait, leur chant avait le ton d'une plainte ; le bal d'insectes volants l'irritait : des moustiques et des mouches assoiffés de ses fluides vrombissaient en nuages, des vermisseaux grouillaient sur l'écorce chue au sol, des champignons toxiques croupissaient sur les branches mortes et les troncs engourdis. Une décomposition lente s'accomplissait entre les arbres malades. Découvrant des traces de pas, le voyageur les suivit avant d'abandonner la piste : malgré toute sa science, il gardait cette crainte dévote de s'aventurer trop profondément, une peur de s'introduire là où on ne l'attendait pas, de déranger. Il ne laissait derrière lui qu'une nature en pièces : qu'y aurait-il de mieux plus avant ? Il fallait aussi reconnaître ses limites au monde des hommes et le voyageur s'éloigna du cœur de la forêt, de ses mystères sauvages, pour errer dans les sous-bois, craintif de s'exposer à la lumière trop vive qui réchauffait l'air dehors. Dans cette masse dépenaillée aux couleurs changeantes, le vent refusait d'entrer ; seule l'ombre des feuillages rendait supportable une fin d'été qui singeait l'automne, et c'était à peine rassurant tant la chaleur écrasait. Au loin, il entendait rugir une hache et ses coups réguliers annoncer la mort. L'hiver n'arriverait jamais trop tard, puisse-t-il amener la neige qui tachait autrefois les sommets.

Même en des coins aussi reculés, la ruine avait suivi les hommes.

Le voyageur nonchalant buta et s'arrêta. Près d'une crotte sèche et verdâtre, il s'accroupit pour observer des fourmis monter à l'assaut d'un bousier ; le pauvre scarabée remuait maladroitement sa trop grosse carcasse. Malgré sa taille, le monstre ne faisait pas le poids face à cette multitude vorace et, à l'image du malade, il avait besoin d'une aide qu'il ne pouvait s'apporter. Le voyageur s'éloigna, l'âme en peine ; la nature s'était toujours gardée seule, l'abondance de cette forêt en était digne exemple, quand bien même se montrait-elle moins tendre envers lui, refusant sa bonté pour lui offrir sa face flétrie ; s'il pouvait gémir que c'était la faute d'autres, qui l'écouterait ? Il aurait peiné à bouleverser l'ordre naturel, même si la nécessité le lui faisait transgresser parfois, même si la pitié même poussait à la faiblesse parce qu'il ressentait chaque mort, même les plus viles, malédiction propre à sa race. Pourtant il craignait moins ses accès de pitié que l'illusion de ses propre besoins ; c'était bien l'envie qui guidait les hommes, et ses stigmates perduraient jusqu'à ces sous-bois, symptôme d'un monde épuisé affamé de vengeance. Mais que pouvait-il y faire, lui, pauvre voyageur ? Désobéir en se laissant mourir ? Il avait bien connu quelqu'un, quelqu'un comme lui qui, plutôt que d'affronter la ruine, s'en était détourné à jamais. Ce quelqu'un était sage mais il était mort ; parmi ses nombreux enseignements il avait donné au voyageur cette ultime leçon : sa manière de refuser le monde. Cela y avait-il changé quoi que ce soit ? Non, bien sûr que non. Ou peut-être le voyageur n'en mesurait-il pas les conséquences ; après tout, ils n'étaient que des fourmis dans la grande tanière du monde. Autant rester distant, tant que possible ; vivre était si facile et si dur à la fois. Son ventre gronda son mécontentement, et ce n'était certainement pas un fantasme. Il soupira : la journée s'étirait.

Nouvelles de l'UsnWhere stories live. Discover now