Chapitre 18 - Torrie [2/2]

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Cela remontait probablement à plusieurs années à présent, d'après le compte imprécis du temps de Torrie, mais ses souvenirs en étaient encore particulièrement vivaces, certainement car cela avait été l'une des premières fois que les gemmes avaient été utilisées sur elle.
Le nombre d'expériences qu'elle avait subi depuis se perdait dans un brouillard douloureux pour Torrie.
Toutes ses tentatives de rébellion s'étaient soldé par des échecs. Elle avait cessé de manger mais on l'avait gavée de force, l'empêchant de mourir de faim, et son refus que sa vie s'achève dans ce laboratoire l'avait encouragée à ne pas réitérer cette tentative. Ses coups touchaient parfois les chercheurs, contrairement à ses insultes qui semblaient simplement glisser sur eux. Même si elle n'était plus aussi fragile ni aussi effrayée que lorsqu'on l'avait ramenée de Talwell, elle n'était pas suffisamment forte pour lutter contre les chercheurs et s'arracher à leurs poignes ou se défaire de ses entraves, certainement la faute à son corps fluet et à sa petite taille.
A une nouvelle reprise, elle se réveilla dans sa cellule, l'esprit lourd et les membres gourds sans avoir la moindre idée de l'heure ou du jour qu'il pouvait bien être.
Une grimace passa sur son visage alors qu'elle se redressait pesamment. Depuis la dernière expérience, ses muscles se contractaient douloureusement sans se relâcher et même son cœur était douloureux. Torrie avait le sentiment très net que son corps atteignait ses limites après des années de véritable torture.
Il fallait absolument qu'elle trouve un moyen de s'échapper avant de mourir, quitte à devoir tuer certains de ses bourreaux. Leur mort aurait même été une prime pour elle et la rage qui n'avait cessé de croître en elle alors que les années passaient et que la douleur s'accumulait. Cela faisait déjà un certain temps que la colère était l'unique chose qui l'animait, ça et sa fureur de vivre ainsi que de découvrir le monde, de savoir ce que c'était que de vivre véritablement.
Déverrouillant sa cellule, plusieurs assistants la tirèrent jusqu'à la table d'examen, même si elle chercha à lutter, frappant, griffant, crachant, insultant et mordant tout ce qui pouvait l'être, sans aucun succès, et elle se retrouva une fois de plus attachée sur cette maudite table, sous l'œil froid et attentif du docteur Centhvint.
Ses membres étaient beaucoup trop douloureux et contractés pour qu'elle se débatte longuement mais elle s'agita de plus belle lorsque deux des savants se penchèrent sur elle avec des scalpels effilés. Leur lame fendit sa peau en de fines plaies, dont ils essuyèrent le sang. Une contraction tordit les lèvres de Torrie mais elle ne réagit pas davantage, accoutumée à ce genre de blessures depuis qu'elle croupissait dans ce laboratoire. En revanche, elle écarquilla les yeux en paniquant légèrement lorsqu'elle les vit écarter les lèvres de ses plaies à l'aide de pinces. Un sifflement de douleur franchit ses lèvres mais, surtout, une certaine panique, qu'elle n'avait pas goûtée depuis des années, l'étreignit et elle se questionna avec affolement sur ce qu'ils lui faisaient exactement. Cette expérience lui paraissait inédite et cela l'inquiétait.
Plusieurs plaies maintenues ouvertes recouvraient à présent l'ensemble de son corps, la plus longue et profonde se situant sur sa gorge et remontait jusqu'à la naissance de sa mâchoire droite.
Sous les directives du docteur Centhvint, qui supervisait ce test, comme tous les précédents, les chercheurs piochèrent chacun quelques éclats de gemmes laiteuses contenus dans un sachet pour les glisser à l'intérieur des blessures de Torrie, dont ils retirèrent ensuite les pinces et pansèrent pour les maintenir fermées.
Epouvantée, Torrie ouvrit la bouche pour s'apprêter à leur demander ce qu'ils faisaient en ponctuant sa question d'insultes mais sa voix s'étrangla soudainement dans sa gorge alors que tous ses organes lui semblaient se révulser. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, l'empêchant de voir mais pas de sentir. C'était comme si toutes ses veines se déchiraient. Le sang emplissait sa gorge et elle en avait le goût sur la langue. Son estomac se tournait et se retournait, réduisant ses entrailles en une bouillie brûlante et son cœur battait si fort que Torrie était persuadée qu'il allait éclater. Quelque chose déferlait en elle, provoquant toutes ces sensations.
Une chaleur intense l'enveloppa soudainement, s forte qu'elle crut brûler vive puis ce fut un froid extrême qui s'empara d'elle, raidissant ses membres. Les deux températures extrêmes alternèrent, se succédant chacun sans durer plus de quelques secondes.
Sur la table, la jeune fille fut prise de violentes convulsions et de la salive moussa aux coins de ses lèvres.
Elle entendit vaguement le docteur Centhvint donner des ordres et tous les chercheurs s'agiter autour d'elle mais le violent sifflement qui résonnait à ses tympans les recouvrit et elle ne perçut plus rien.
Après un temps indéterminé, Torrie revint subitement à elle en hurlant, gisant sur la paillasse de sa cellule. Il lui fallut quelques minutes pour constater qu'elle ne se trouvait plus sur la table d'expérience. Ses plaies avaient été soignées, recousues, désinfectées et, surtout, vidées des éclats de pierre, à son grand soulagement.
Tout son corps tremblait, agité de spasmes violents, comme si il peinait à se remettre de la force de l'énergie qui l'avait balayée. Se mouvant avec quelques difficultés, elle vérifia comme elle le put son état et elle fut surprise de constater que, exceptées ses nouvelles blessures, elle paraissait indemne pourtant, elle avait la sensation de se briser, de se déchirer de l'intérieur. Même le goût du sang dans sa bouche avait disparu.
Seuls ses tremblements évoquaient encore ce qu'il s'était passé durant cette expérience. Les plus violents étaient ceux qui remuaient ses bras. Le droit lui semblait glacé, comme gelé de l'intérieur, et Torrie avait l'impression qu'il exsudait un froid intense alors que le gauche la brûlait tellement qu'elle s'attendait à y découvrir des cloques et elle croyait même le sentir dégager une forte chaleur.
Cette fois, elle avait vraiment cru mourir. Hors de question que cela se reproduise.
Mal-à-l'aise dans son propre corps, elle s'appuya contre le mur du fond en s'efforçant de remuer ses membres, tentant de s'habituer aux sensations qui les faisaient vibrer.
D'après les sons qui envahissaient le laboratoire, les savants débattaient sur les conclusions à tirer de cette dernière expérience et personne n'avait encore remarqué son réveil. Torrie savoura et profita de cette tranquillité, en commençant par boire la totalité du contenu de l'écuelle d'eau qu'on lui avait laissée, cependant, elle ne dura pas.
L'un de assistants du docteur Centhvint vint jusqu'à sa cellule, probablement pour s'assurer de son état. Constatant qu'elle était revenue à elle, il en avertit ses collègues à la cantonade puis entra dans la cellule pour mener un examen plus approfondi.
La rage de Torrie et la peur de mourir sans avoir jamais rien connu d'autre que ce laboratoire la submergèrent en une violente vague.
Sans même y penser ni même s'en apercevoir réellement, elle referma la main autour de la gorge de l'homme penché sur elle. Elle se sentait soudainement dotée d'une force et d'une assurance nouvelles.
Plus surpris qu'impressionné, le chercheur ordonna à Torrie de la lâcher et il alla pour se dégager, la poigne de la jeune fille ne pouvant l'immobiliser bien longtemps, cependant, elle refusa de céder et de se résigner encore une fois. Il était temps que toutes ces tortures cessent, cela n'avait que trop duré.
La fureur de Torrie s'intensifia encore et déferla en elle telle une énergie qui fusa le long de son bras jusqu'à ses doigts qui serraient la gorge du chercheur. Ce dernier écarquilla les yeux et émit des halètements alors qu'il suffoquait.
Le libérant, Torrie découvrit qu'une épaisse couche de glace recouvrait sa gorge, l'emprisonnant et l'empêchant visiblement de respirer. La jeune fille fixa sa paume un instant, stupéfaite, mais elle eut immédiatement la certitude qu'elle avait généré cette glace cependant, elle ignorer totalement comment elle avait réussi.
Etait-ce le but des recherches menées dans ce laboratoire ? Dans ce cas, ils l'auraient enfin atteint et Torrie comptait bien utiliser cette capacité inexplicable pour s'enfuir. Son regard fixa la grille de sa cellule laissée ouverte.
Enjambant le corps de l'homme gisant à ses pieds, elle la franchit mais les autres chercheurs, venant également vérifier son état, la virent. Plutôt que de s'élancer vers la sortie, dont elle ignorait l'emplacement de toute manière, en tentant de les distancer en espérant leur échapper, elle fit vivement volte-face. Sa rage avait besoin de s'exprimer.
Dans un mouvement brutal, elle renversa la table chargée de matériel devant elle. De la glace se répandit sur le bois depuis sa main droite alors que des flammes jaillissaient de la gauche.
Face à elle, les chercheurs, le docteur Centhvint en tête, écarquillèrent les yeux.
Profitant de leur stupeur, Torrie plaqua ses deux paumes, l'une incandescente et l'autre recouverte de givre, contre le sol. Des pans de glace s'élevèrent dans le laboratoire, renversant le matériel tout en faisant éclater la pierre des murs et du sol. Les flammes s'élevèrent en dévorant les meubles de bois en faisant onduler l'air sous l'effet de la chaleur. Les fioles contenant toutes sortes de produits explosèrent en projetant des éclats de verre dans toute la pièce.
Courant à travers le laboratoire à la recherche de la porte menant à l'extérieur, Torrie posa les mains sur toutes les surfaces possibles, propageant son feu et sa glace, comme si il s'agissait de sa colère qu'elle répandait. Elle avait la délectable sensation d'enfin prendre sa revanche sur ce laboratoire, sur ses bourreaux, sur le monde, sur la vie.
Bondissant à travers un mur de flammes en se protégeant de sa glace, le bras droit brandi devant elle, elle tomba soudainement face aux chercheurs. Certains se tordaient au sol à cause de la douleur de brûlures alors que d'autres voyaient leurs membres pris dans la glace. Aucune pitié ne toucha Torrie en les découvrant ainsi, eux n'en avaient eu aucune à son égard durant toutes ces années. Au contraire, elle voulait les voir souffrir, les faire payer.
Dans un hurlement, elle projeta flammes et glace sur eux.
Dans un réflexe, le docteur Centhvint se jeta sur le côté, esquivant de peu les éléments déchaînés par Torrie.
Ne comptant certainement pas l'épargner, pas lui, la jeune fille le saisit par le devant de sa chemise et elle le souleva étrangement aisément puis, sans marquer la moindre hésitation, elle le jeta dans les flammes. Ses hurlements emplirent le laboratoire en proie au feu et à la glace.
Les autres chercheurs la fixèrent, horrifiés, et ne tentèrent pas de la retenir lorsqu'elle les dépassa, finalement soulagés qu'elle ne s'en prenne pas à eux plus directement.
Après quelques mètres partagés entre la chaleur des flammes et le froid de la glace, Torrie avisa la porte. La gelant, elle parvint à en briser une partie et à l'ouvrir.
Avant de la franchir, elle se retourna une dernière fois vers l'intérieur du laboratoire où se déchaînaient ses pouvoirs. Dans un cri extériorisant tout ce qu'elle pouvait éprouver, elle laissa déferler autant de feu et de glace pour s'assurer que tout serait détruit, qu'il ne subsisterait rien de ces travaux ou de ceux qui les avaient menés.
Sans plus s'attarder sur les lieux, Torrie s'élança dans les rues de cette ville dont elle ignorait le nom sans plus craindre l'inconnu.
Un véritable brasier commençait à s'élever du laboratoire, alertant les habitants des alentours. La jeune fille profita de la confusion et de l'affolement ambiants pour disparaître dans l'une des rues sans se faire remarquer. S'éloignant de ce quartier en se déplaçant au hasard, elle trouva une pile de tonneaux visiblement aisée à escalader pour se hisser sur les toits de la cité.
Depuis ce point d'observation, elle distingua les silhouettes des bâtiments autour d'elle dans la nuit et, derrière, une plaine obscure mais, surtout, face à elle, l'océan sombre sur lequel se reflétaient les lueurs argentées de la lune, qui s'accrochaient aux crêtes coiffées d'écume.
Le vent caressa les joues de Torrie, soulevant ses cheveux à présent parés d'étranges reflets bleutés.
Elle était libre, son horizon ne se limitait plus à ce laboratoire.
Ecartant largement les bras comme pour étreindre l'ensemble du monde, elle éclata de rire.
Elle savait qu'elle venait d'ôter plusieurs vie de manière directe et volontaire alors qu'elle aurait probablement pu l'éviter pourtant, elle n'en ressentait rien d'autre qu'un grand soulagement d'avoir enfin pu fuir.
De son point de vue, ils méritaient amplement ce sort. Ils l'avaient fait tellement souffrir que ce n'était que justice qu'elle les fasse souffrir à son tour.
Elle n'éprouva pas davantage de remord ou de culpabilité lorsqu'elle vola de quoi survivre, de l'argent ou de la nourriture. La vie l'avait déjà tellement éprouvée, elle avait déjà tellement subi durant toutes ces dernières années qu'elle estimait avoir déjà suffisamment payé par avance pour tous les crimes et les injures qu'elle pourrait commettre par la suite, alors elle ne se souciait guère de la loi, des règles ou du respect.
Après avoir dormi dans une auberge où elle avait pris un bain, coupé ses cheveux, trouvé de nouveaux vêtements, mangé et dont elle avait discrètement filé sans payer, elle avait quitté la ville où elle avait été détenue et torturée durant tant d'années sans aucune destination ni but précis. Elle voulait seulement découvrir le monde dont elle avait été coupée et privée durant si longtemps.
A force de voyager, elle apprit le nom des villes et des régions, notamment celles qu'elle visita, s'amusant et savourant tout ce qu'elle découvrait. Elle se délectait de toutes ces nouvelles expériences qu'elle avait l'occasion de faire.
Elle découvrit avec bonheur les effets de l'alcool, la légèreté et l'euphorie, les contacts humains, notamment la chaleur du corps d'une autre femme puisqu'elle constata également qu'elle ne se sentait pas attirer par les hommes, peut-être car ils lui rappelaient les chercheurs du laboratoire, toutes la saveur des différentes nourritures, le fait de sa baigner dans une rivière, de danser jusqu'à l'épuisement, de chanter ou de rire jusqu'à se briser la voix et même de se réveiller étendue dans ses propres régurgitations avec une terrible migraine après une nuit de délicieux excès.
Pendant tous ces voyages et ses découvertes, elle n'éprouva pas davantage d'état d'âme que précédemment, que ce soit lorsqu'elle volait, qu'elle brisait des mariages, qu'elle abandonnait ses conquêtes sans se préoccuper d'elles, qu'elle se battait dans les tavernes, qu'elle laissait parfois dans un triste état après son passage. Ses rixes après plusieurs verres lui rappelaient les bagarres entre enfants des rues, qu'elle remportait régulièrement, comme celles dans les ruelles, et toujours pas de culpabilité lorsqu'elle brisait des nez ou éclatait des lèvres. Il lui arrivait même parfois d'user de ses pouvoirs sur le feu et la glace pour impressionner quelques personnes venant lui chercher querelle.
Dès la première fois où ses stupéfiantes capacités s'étaient manifestées et où elle avait détruit le laboratoire, Torrie avait instinctivement su comment les contrôler et, à présent, elle savait qu'elles faisaient partie intégrante d'elle.
Ne restant jamais bien longtemps au même endroit, seulement le temps de tester les tavernes en les bouleversant de sa débauche, elle avait entrepris de faire le tour de Thamarèthe. Il ne lui restait plus que quelques recoins à explorer.
Elle avait moins aimé Reynlesky et sa pauvreté. Lorsqu'elle y croisait des bandes d'orphelins, nombreux dans le royaume, elle se demandait lequel de ces gamins allait se faire manipuler par des hommes aux intentions ignobles pour leur propre intérêt. Cette question la renvoyait évidemment à sa propre triste expérience et elle ne le supportait pas. Une fois, l'une de ses conquêtes d'une nuit lui avait candidement demandé l'origine des cicatrices qui recouvraient son corps. La rage de Torrie avait été telle qu'elle avait complètement ravagé la chambre dans laquelle elle se trouvait alors, détruisant le mobilier dans des cris de fureur.
De toute manière, elle trouvait bien plus amusant de se déchaîner dans les tavernes proprettes dont briser le calme par ses excès, des royaumes plus aisés, comme par exemple le petit établissement tranquille à quelques rues du port de la ville d'Akkreth, à Yfanag, où elle enchainait actuellement les consommations sans se préoccuper de ses manières.
Portant un nouveau verre à ses lèvres, elle promena son regard sur la clientèle, de plus en plus nombreuse avec l'arrivée de la nuit. Ses yeux se posèrent sur une jeune fille, qui traversait la salle pour se rendre au comptoir. Elle camouflait ses traits sous la large capuche d'une élégante capeline mais sa fine silhouette élancée plût à Torrie, tout comme la grâce presque magnétique qu'elle dégageait.
Vidant son verre d'une liqueur d'une traite, Torrie se dirigea vers cette jeune fille, qui attendait que le tenancier s'occupe d'elle.
S'accoudant au comptoir à côté d'elle, Torrie lui offrit un sourire séducteur en lançant des compliments en son discours coutumier. Face à elle, la jeune fille parut plutôt mal-à-l'aise, se tordant les mains, sans savoir comment réagir, mais elle ne chassa pas ou ne rabroua pas Torrie, ce qui encouragea cette dernière.
Soudainement, un bras se passa autour des épaules de la mystérieuse jeune fille, la faisant sursauter, et un jeune homme au sourire éclatant, aux longs cheveux couleur chocolat coiffés en chignon torsadé, et au dos visiblement gravement déformé sous la cape claire qu'il portait, se pencha vers Torrie pour déclarer :

« Désolé mais cette demoiselle est déjà prise et puis...

Le jeune homme s'interrompit de lui-même alors que ses yeux gris détaillaient Torrie, qui croisait les bras sur sa poitrine avec une attitude de défis, le fait qu'il y ait déjà un homme dans le tableau ne suffisant pas à la décourager.
Se redressant sans lâcher l'autre jeune fille, il sourit encore plus largement et se corrigea lui-même, à la surprise de son amie :

- Finalement, on va sûrement pouvoir s'arranger. Ça te dit de venir avec nous ?

Torrie retint un rire cynique et moqueur face à cette proposition. Son interlocuteur la croyait-il si naïve au point d'accepter sans se méfier ? Elle n'était plus la fillette manipulable de Talwell qu'avaient trouvé les chercheurs cependant, elle ne refusa pas.
Quelles que soient les intentions de ces deux-là, elle pourrait les contrecarrer grâce à ses pouvoirs et prendre le dessus, même face à des adversaires plus nombreux. Peut-être comptaient-ils la dépouiller, dans ce cas, elle se ferait un plaisir de les détrousser en retour, ou bien voulaient-ils s'en prendre à elle à cause de ses préférences qu'elle venait clairement d'afficher, comme cela lui était déjà arrivé et, si cela s'avérait juste, elle se ferait un plaisir de leur montrer ce qu'elle pensait de leurs opinions intolérantes.
Se sachant capable de retourner la situation à son avantage quelle que soit sa tournure, Torrie acquiesça donc puis suivit ses deux interlocuteurs hors de la taverne. En sortant derrière eux, elle vint le jeune homme bossu adresser un signe à trois autres personnes dans le fond de l'établissement. La jeune fille en prit bonne note mais ne s'en affola pas, se contentant de se préparer à user de ses pouvoirs.
A leur suite, elle s'engagea dans une ruelle qui longeait la taverne en desservant les accès de service de plusieurs établissements du quartier. Dès qu'ils y pénétrèrent, Torrie bondit sur le jeune homme, sa paume gauche déjà incandescente, mais, avant qu'elle ne le touche, on la saisit sous les aisselles pour l'écarter brutalement en la sommant d'un timbre féminin :

- Calme-toi.

- Décidément, y a de sacrés excités chez les semi-humains.

Lança une voix masculine et Torrie avisa le grand homme blond qu'elle avait vu dans la taverne et qui venait de les rejoindre, avec la femme qui la tenait et un autre homme aux larges bras et au regard masqué.
Ce dernier adressa un signe d'apaisement en ouvrant la bouche mais, avant qu'il ne formule une syllabe, Torrie usa de sa glace, la laissant se répandre sur le bras de la jeune fille qui la maintenait. Par réflexe, cette dernière relâcha Torrie.
S'élançant en avant, elle percuta l'homme à la musculature développée, le déséquilibrant légèrement et, surtout, déplaçant son bandeau, qui dévoila ses yeux jaunes veinés de rouge à la pupilles fendues, comme ceux d'un serpent. La surprise de Torrie la freina dans son élan. Face à elle, l'homme se détourna vivement en réajustant son bandeau.

- Doucement, tenta de la calmer le jeune homme bossu. On veut juste parler. Désolé, l'approche était pas la meilleure.

- Vous voulez quoi ? Demanda Torrie, sur la défensive.

- Seulement échanger avec toi, pour commencer, répondit la jeune fille élégante. Nous avons tous des points communs, et toi aussi. »

En prononçant ces mots, la jeune fille retira sa capuche, le jeune homme bossu dévoila ses ailes, le blond écarta des mèches pour montrer un œil rouge et ouvrit sa bouche dotée de deux longues canines acérées et la dernière révéla de longues oreilles effilées initialement dissimulées sous sa chevelure.
Torrie cligna des paupières en fixant ces traits anormaux, assez déstabilisée. Elle ne connaissait pas très bien les légendes sur les peuples déchus, certainement car elle avait passé une importante partie de sa vie enfermée dans ce laboratoire, mais elle en avait entendu quelques unes lors de son enfance dans la rue, cependant, ce fut seulement face à ces cinq-là avec leurs différences qu'elle fit le rapprochement entre ces histoires et ce qui lui était arrivé.
Le peuple capable de contrôler les éléments était celui des djinns, ce qui expliquaient également ses cheveux bleutés.
Pour la première fois, Torrie comprenait ce qu'elle avait subi et, surtout, pour la toute première fois de sa vie, il se produisait quelque chose qu'elle n'avait jamais expérimenté : elle n'était plus seule.

Le Sang des Déchus - Tome 2 : TraîtresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant