Chapitre 1

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L'aube venait à peine de poindre à l'horizon, teintant le ciel de nuances roses et dorées, lorsque je me dirigeai vers les jardins du palais. Le chant des oiseaux remplissait l'air frais du matin, et la brume légère flottait encore entre les arbres. J'aimais ces moments de silence et de solitude, quand la nature semblait être la seule présence éveillée. C'était un des rares instants où je pouvais me permettre de baisser ma garde, me laisser envelopper par le calme avant que les obligations de la journée ne me rattrapent.

Le royaume de Thariel s'étendait au-delà des limites de ce palais ancestral, une mer infinie de forêts, de collines verdoyantes et de rivières serpentant entre les montagnes. C'était un territoire magnifique, sauvage et pourtant dompté par les reines qui s'étaient succédé sur le trône depuis des siècles. Les femmes de Thariel avaient toujours régné, non par la simple force de leur volonté, mais grâce aux dons surnaturels qu'elles portaient en elles. Notre lignée était unique, et chaque reine possédait un pouvoir qui lui permettait de protéger et de diriger son peuple avec sagesse et fermeté.

Ma mère, la reine Isolde, avait la capacité de contrôler la végétation, faisant pousser les champs lorsque la famine menaçait ou dressant des haies impénétrables pour défendre notre royaume des invasions. Sous son règne, Thariel avait prospéré. Mais aujourd'hui, elle était mourante, et ce pouvoir commençait à s'éteindre avec elle. Je savais que bientôt, je devrais prendre sa place. Cette pensée me hantait.

Je m'assis au bord de la fontaine centrale des jardins, laissant mes doigts effleurer la surface de l'eau. Les reflets argentés ondulaient doucement sous mon toucher, et j'observai distraitement les nénuphars qui flottaient parmi les poissons dorés. Ici, entourée de la nature luxuriante, je pouvais presque oublier les responsabilités qui pesaient sur mes épaules, mais ce répit ne durait jamais longtemps.

Un bruissement de feuilles m'arracha à mes pensées. Je levai les yeux vers les bois qui entouraient le palais, où les arbres centenaires formaient une barrière protectrice contre le monde extérieur. Ces forêts étaient habitées par toutes sortes de créatures, certaines bienveillantes, d'autres moins. J'aperçus l'ombre fugace d'un cerf se glissant entre les troncs, son pelage brun se fondant dans l'obscurité des sous-bois. Ces animaux étaient comme des gardiens silencieux de notre royaume, surveillant chaque mouvement à la lisière de la civilisation et de la nature.

Je fermai les yeux un instant, essayant de me concentrer sur ce qui m'attendait. Ce soir, le premier bal du mois commencerait, inaugurant une série interminable de dîners et de célébrations en l'honneur des prétendants qui étaient déjà arrivés au palais. Depuis que la maladie de ma mère s'était aggravée, le conseil des nobles m'avait pressée de trouver un époux, un homme qui pourrait m'épauler dans mes futures responsabilités et assurer la descendance de Thariel. Mais aucun des hommes que j'avais rencontrés jusqu'à présent n'avait su éveiller autre chose qu'une vague indifférence en moi. Leur ambition, si palpable, m'écoeurait presque.

Ce n'était pas seulement leurs regards avides ou leurs sourires forcés qui me dérangeaient. J'avais hérité d'un don, comme toutes les femmes de ma lignée, mais le mien était particulier. Je pouvais ressentir les intentions des autres, capter leurs pensées les plus profondes, presque comme si leurs âmes se révélaient à moi dès que je croisais leur regard. Chaque personne émettait une sorte de vibration, une aura invisible que seuls mes sens pouvaient percevoir. Avec le temps, j'avais appris à ne pas montrer que je comprenais ce qu'ils cachaient derrière leurs mots polis et leurs gestes calculés. Cela faisait de moi une excellente stratège aux yeux des autres, mais pour moi, cela créait une distance infranchissable entre moi et ceux qui m'entouraient.

Je repensai aux nobles que j'avais rencontrés ces dernières semaines. Certains venaient des plus grandes maisons de Thariel, des familles anciennes et respectées, tandis que d'autres étaient des seigneurs étrangers venus d'au-delà de nos frontières, curieux d'établir des alliances avec notre royaume prospère. Tous avaient quelque chose en commun : ils désiraient le pouvoir. Ils me désiraient, non pour moi-même, mais pour ce que j'incarnais - l'héritière d'un trône puissant, la clé de la future stabilité du royaume. Et je les avais tous vus venir. Leurs intentions se révélaient à moi bien avant qu'ils n'ouvrent la bouche, leurs ambitions, leurs désirs, et parfois même leurs traîtrises.

J'avais vingt ans, et pourtant je me sentais bien plus vieille. Peut-être était-ce la pression qui pesait sur mes épaules depuis que je comprenais ce qu'être princesse impliquait, ou bien le poids de ce don qui m'isolait des autres. Les rares moments où je pouvais me retrouver seule, comme ce matin, étaient ceux où je me sentais encore libre. Je plongeai mes mains dans l'eau glacée de la fontaine, essayant de me réveiller entièrement, de me préparer à la longue journée qui m'attendait.

Le bal de ce soir serait le premier d'une longue série. Pendant un mois entier, je devrais sourire, danser et converser avec des hommes qui n'avaient d'yeux que pour la couronne. Un mois entier à feindre l'intérêt, à écouter les mêmes discours creux, à supporter leurs regards insistants. L'idée me répugnait. Pourtant, je savais que je ne pouvais pas y échapper.

Un pas léger sur les graviers du jardin attira mon attention. Je me retournai et aperçus Lysa, ma gouvernante, qui s'approchait doucement. Elle était une des rares personnes en qui j'avais confiance. Lysa était à mon service depuis mon enfance, et elle connaissait mes pensées souvent mieux que moi-même. Ses cheveux poivre et sel étaient relevés en un chignon strict, mais son sourire bienveillant adoucissait ses traits sévères.

- Princesse Amélia, dit-elle d'une voix douce, le maître des cérémonies vous attend pour discuter des derniers préparatifs du bal de ce soir.

Je me redressai, essuyant mes mains mouillées sur le bas de ma robe.

- Je viens tout de suite, Lysa.

Elle hocha la tête, un léger sourire flottant sur ses lèvres avant de tourner les talons pour repartir vers le palais. Je pris une profonde inspiration, laissant l'air frais envahir mes poumons. Ce soir marquerait le début d'une nouvelle ère pour moi, une ère que je n'étais pas certaine de vouloir embrasser.

Je suivis Lysa à travers les vastes corridors de marbre du palais, mes pensées vagabondant à mesure que mes pas résonnaient contre les murs anciens. Les statues des reines passées ornaient les galeries, chacune figée dans la pierre, témoin silencieux des siècles de règne féminin qui avaient forgé Thariel. Je m'arrêtai un instant devant celle de ma grand-mère, la reine Eledra. Son regard dur et son port altier laissaient transparaître la détermination qui avait caractérisé son règne. Elle avait mené des guerres et remporté des victoires, mais à quel prix ? Je me demandai souvent si, à l'intérieur, elle avait ressenti ce même poids que je portais aujourd'hui.

Le maître des cérémonies m'attendait dans la grande salle, entouré de serviteurs affairés à préparer les décorations. Des guirlandes de fleurs pendaient déjà des balcons, et des tapis de soie avaient été déroulés au sol. La salle était majestueuse, baignée de lumière grâce aux immenses fenêtres qui laissaient entrer les rayons dorés du matin. C'était ici que j'allais rencontrer les prétendants, ici que je devrais feindre de sourire et de m'intéresser à eux.

Le maître, un homme corpulent aux cheveux gris coupés court, s'inclina profondément à mon arrivée.

- Votre Altesse, dit-il avec une révérence exagérée, tout sera prêt pour ce soir. Nous attendons plus de cent invités, les plus illustres familles du royaume, ainsi que plusieurs délégations étrangères. Tout est en ordre.

Je hochai la tête, sans grande conviction.

- Merci, Maître Baran. Je suis certaine que tout sera parfait.

Il me remercia avec un sourire servile, mais déjà mes pensées s'éloignaient. Je le laissai poursuivre ses explications, mais je n'écoutais plus vraiment. Mon regard se perdit à travers les fenêtres, vers les montagnes lointaines qui se dressaient à l'horizon comme une barrière naturelle. Je rêvai, un instant, de liberté, d'un monde où je pourrais m'échapper de ces murs, loin des attentes, des obligations et des jeux de pouvoir.

Mais je savais que ce n'était qu'un rêve.

Les Ombres de TharielOù les histoires vivent. Découvrez maintenant