Les Ombres de Thariel

Chapitre 4

La salle semblait soudain plus vaste, comme si l'air s'était dilaté autour de nous. Mes pas glissaient sur le sol de marbre tandis que je me laissais entraîner dans cette danse avec lui, cet homme venu de nulle part. Son nom me restait inconnu, tout comme ses intentions. Pourtant, alors qu'il me faisait tourner doucement, me guidant avec une aisance surprenante, je ne pouvais m'empêcher de me sentir... perdue. Non pas par la danse elle-même — mes pieds suivaient les pas mécaniquement, comme on me l'avait appris depuis l'enfance — mais par cet étrange voile de mystère qui l'entourait.

  Je levai les yeux vers lui, cherchant des réponses. Son visage était proche du mien, ses traits bien dessinés, mais toujours énigmatiques. Chaque fois que je le regardais, un flot de questions sans réponse déferlait en moi. Il n'avait pas cherché à se présenter, à se vendre comme tous les autres. Il ne m'avait pas offert de promesses grandiloquentes ou d'histoires de gloire. Non. Il avait simplement dit ce qu'il voyait, ou croyait voir.

  Et il avait raison.

  Depuis le début de ce bal, je n'avais fait qu'écouter des récits de conquêtes et d'exploits sans âme. Tous ces hommes qui me tournaient autour n'étaient que des fantômes derrière leurs masques d'assurance, transparents pour moi. Leurs intentions étaient visibles dès qu'ils s'approchaient, flottant autour d'eux comme des étendards qu'ils agitaient sans même s'en rendre compte. Chacun essayait de capter mon attention, de m'attirer vers lui en espérant se rapprocher de ce trône que je devrais un jour partager. Je pouvais lire en eux, les comprendre avant même qu'ils ouvrent la bouche. Mais cet homme...

  Je fronçai légèrement les sourcils, concentrant mon pouvoir sur lui, tentant une nouvelle fois de percer ce mur invisible. D'habitude, il me suffisait de croiser un regard, de sentir la présence de quelqu'un pour savoir ce qu'il désirait, ce qu'il attendait de moi. Mais en lui, c'était comme si tout m'échappait, comme si ses pensées étaient un livre dont les pages restaient résolument fermées.

  La musique nous enveloppait, douce et entraînante, mais dans ma tête, c'était un brouhaha incessant de questions. Qui était-il ? Pourquoi se montrait-il si secret ? Et surtout, comment parvenait-il à dissimuler ses intentions à mon pouvoir ? Jamais, en vingt années d'existence, je n'avais rencontré quelqu'un sur qui mes dons n'avaient pas d'effet. Je devrais pouvoir lire en lui, je devrais pouvoir sentir ce qu'il veut, ce qu'il cache... mais rien. C'était comme plonger mes pensées dans un gouffre noir, sans fond. Effrayant et fascinant à la fois.

  Je réalisai que mes doigts se crispaient légèrement contre sa main, et je me forçai à me détendre. Il avait remarqué, bien sûr. Ses yeux sombres se posèrent sur moi, avec cette même lueur calme et indéchiffrable.

- Quelque chose vous préoccupe, Princesse ? demanda-t-il doucement, presque avec une note de taquinerie.

Je me raidis un peu, mais m'efforçai de répondre avec le même calme.

- On pourrait dire cela, oui. Mon regard ne quitta pas le sien, tentant encore de sonder cette énigme. Vous semblez... différent.

  Il ne sourcilla pas, mais un léger sourire étira ses lèvres, comme s'il s'attendait à cette remarque.

- Différent des autres ?

  Je hochai la tête.

- Je n'arrive pas à vous cerner, admis-je. Ces mots, je ne les aurais jamais dits à un autre. Jamais je n'aurais avoué un tel aveu de faiblesse ou d'incertitude devant l'un de ces prétendants. Mais il avait déjà senti mon trouble. Il savait que je ne pouvais pas lire en lui, et cela le fascinait presque autant que moi.

- Et cela vous inquiète ? demanda-t-il, sa voix toujours calme, comme une invitation à explorer plus avant cette conversation.

  Je détournai un instant les yeux, tentant de reprendre le contrôle de mes émotions.

- Disons que je n'ai pas l'habitude d'être dans le flou concernant ceux que je rencontre.

- Peut-être que c'est une bonne chose, répondit-il doucement, sa main serrant légèrement la mienne alors qu'il me faisait pivoter sur la piste de danse. Vous méritez plus que des hommes faciles à comprendre.

  Je clignai des yeux, surprise par la simplicité de ses mots, mais aussi par leur justesse. Oui, j'avais toujours trouvé trop simple de lire dans les autres. Les intentions des hommes de la cour étaient si prévisibles, si pré-mâchées que cela en devenait lassant. Mais lui... Son mystère me rendait nerveuse et curieuse à la fois. Une sensation que je n'avais jamais connue auparavant.

- Vous parlez comme si vous me connaissiez déjà, répliquai-je, tentant de le sonder plus profondément à travers cette barrière invisible.

Il haussa légèrement les épaules, son sourire toujours présent, mais teinté de quelque chose de plus sérieux cette fois.

- Je ne prétends pas vous connaître, Princesse. Mais je peux voir que vous portez un fardeau que beaucoup ici ne comprennent pas.

Je le fixai, perturbée par ses paroles. Il avait touché juste, là encore. Je n'étais pas certaine de savoir comment réagir. Habituellement, les autres me disaient ce qu'ils pensaient que je voulais entendre. Ils flattaient mon ego, parlaient de ma beauté, de la puissance de mon futur règne. Mais lui... Il voyait plus loin. Il percevait ce que je gardais caché aux yeux du monde, cette fatigue intérieure, ce sentiment d'isolement.

- Et que voyez-vous, alors ? demandai-je à voix basse, mon cœur battant plus fort que je ne l'aurais voulu.

Il ne répondit pas immédiatement, continuant à me guider sur la piste avec une fluidité presque irréelle, comme si danser avec moi ne lui demandait aucun effort.

- Je vois une femme qui doit bientôt devenir reine, dit-il enfin, sa voix emplie de gravité. Et qui ne sait pas encore si elle est prête.

Ces mots résonnèrent en moi avec une force déconcertante. Il avait exprimé ce que je n'avais jamais osé avouer à moi-même, même dans mes moments de doute les plus intimes. Je savais que mon règne approchait, que le temps de ma mère s'écoulait. Mais étais-je prête à porter cette couronne, à supporter ce fardeau de responsabilités et de décisions qui pourraient changer le destin de tout un royaume ?

Je déglutis, tentant de reprendre une contenance.

- Et vous ? Je décidai de retourner la question, cherchant à inverser les rôles. Que cachez-vous derrière cette façade de mystère ? Pourquoi ne puis-je lire en vous comme dans les autres ?

Un éclat amusé traversa brièvement ses yeux, mais il ne répondit pas immédiatement. Au lieu de cela, il me fit tourner à nouveau, sa main sur le bas de mon dos me ramenant délicatement vers lui.

- Certains secrets doivent rester des secrets, Princesse, murmura-t-il.

Je faillis répondre, mais il me devança.

- Peut-être que vous ne pouvez pas lire en moi parce que je ne cherche pas à obtenir quoi que ce soit de vous. Je ne suis pas ici pour vous impressionner ou vous conquérir. Je suis ici pour... autre chose.

Je fronçai les sourcils, méfiante.

- Et quoi, exactement ?

Il laissa planer le silence un instant, comme pour peser ses mots.

- Vous le découvrirez en temps voulu.

Cette réponse ne fit que renforcer ma confusion. Mais avant que je ne puisse insister davantage, la musique s'arrêta soudainement, marquant la fin de la danse. Je me retrouvai immobile devant lui, toujours aussi déstabilisée qu'au début. Je ne savais plus quoi penser. Je n'avais jamais été aussi troublée par une conversation, et encore moins par quelqu'un que je ne connaissais pas.

- Merci pour cette danse, Princesse, dit-il en s'inclinant légèrement, ses yeux toujours accrochés aux miens, comme s'il guettait ma réaction.

Je ne répondis pas immédiatement, trop occupée à essayer de démêler le flot de pensées qui s'entrechoquaient dans ma tête. Mais je savais une chose : cet homme, quel qu'il soit, venait de bouleverser mon monde. Un mystère plus grand que moi venait d'entrer dans ma vie, et je sentais déjà que rien ne serait plus pareil après cela.

Alors que je le regardais s'éloigner, disparaissant presque aussitôt dans la foule des invités, je compris que ce voile qui l'entourait ne ferait que s'épaissir. Mais quelque part, au fond de moi, je savais que je ne pourrais pas résister à l'envie de le soulever.