Chapitre 3

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Daniel

Dimanche 16 septembre.

Aristote a écrit : "l'amitié est comme une âme dans deux corps."

Je crois que c'est la chose la plus vraie que j'ai lu depuis que j'ai commencé mes études de philo. Pour Aristote, l'amitié est quelque chose de rare et de précieux. C'est bien au-delà des relations superficielles, celles qui reposent sur l'utilité et les simples moments de plaisir. La vraie amitié, pour lui, ne peut exister qu'entre deux personnes qui se souhaitent le meilleur.

Alex est le deuxième corps de mon âme. Il y a cette sincérité entre nous, cette absence de jugement qui me permet d'être totalement moi-même, sans masque. Il connaît tout de moi et je connais tout de lui. Ou presque tout.

Nous ne sommes pas liés par un quelconque besoin de validation, mais plutôt par ce lien indescriptible et cette alchimie qui s'est installée dès le début. J'aime à penser qu'Alex et moi vivons ce genre d'amitiés rares qu'Aristote décrivait. Une amitié qui nous pousse à être vrai.

Elle a débuté quand Alex est arrivé à Oxford. Je travaillais encore au café, c'était un mardi de janvier. Il est arrivé au comptoir et a demandé s'il pouvait déposer une candidature pour travailler ici, avec un accent français prononcé. Il semblait si fragile, caché derrière son sourire timide et noyé dans un sweat à capuche deux fois trop grand pour lui. Bien sûr que nous l'avons embauché, c'était une évidence. Et puis, nous avions besoin de renfort, alors ça tombait bien.

Notre amitié s'est construite à travers les commandes, les milkshakes, les muffins et les cappuccinos. Nous avons très vite réalisé que nous allions bien nous entendre, et que ce serait fort. C'était il y a deux ans maintenant, mais je m'en souviens comme si c'était hier. La notion de temps est relative.

Quand je le vois se battre avec ses propres démons, je me demande parfois si je suis assez. Assez pour essuyer ses larmes, pour encaisser les coups avec lui, pour lui faire penser à autre chose. Perdre sa mère a été la chose la plus dure à surmonter, mais il n'en parle pas souvent. Seulement, quand le sujet revient ou quand il y repense un peu trop, ses yeux se brouillent et il ne peut empêcher les larmes de couler. Qu'est-ce que je peux bien y faire ? Y'a-t-il vraiment un remède à ça ?

Pour Platon, la mort ne devrait pas être perçue comme une fin tragique, mais comme la séparation du corps et de l'esprit. Je crois que c'est ce que j'aime le plus dans la philosophie : tout le monde a sa propre pensée, sa propre définition et sa propre opinion sur le sujet. Là où Aristote voit l'amitié comme une âme dans deux corps, Platon voit la mort comme la séparation de ce corps et de cette âme. C'est plutôt drôle et ironique, quand on y pense.

Platon ajoute que le deuil est associé à l'incompréhension de la nature humaine : il nous afflige parce que l'on est persuadé que tout s'arrête avec la mort. Alors qu'en réalité, l'âme perdure pour toujours. C'est une vision plutôt optimiste, je trouve. Parce que quand je regarde Alex et que son regard se perd à l'horizon ou dans le ciel étoilé quand la nuit remplace le jour, quand je l'entends étouffer ses pleurs dans son oreiller, je me demande comment Platon a pu écrire autant de conneries... Et être l'un des meilleurs philosophes qu'il soit en même temps.

Parce que perdre sa mère si tôt l'a détruit. Et certains jours comme aujourd'hui, j'ai peur que rien ne soit en mesure de recoller les morceaux. Rien, pas même mon sens de l'humour ou nos soirées jeux vidéo entre potes. Pas même sa passion pour la photo. Une partie de lui s'est envolé avec elle ce soir-là.

Hier, quand je l'ai regardé quitter l'appartement d'Oliver, je me suis rappelé les mots de Nietzsche : "ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort." J'espère secrètement qu'une force intérieure est en train de naître en lui. J'en suis sûr, même. Je lui fais confiance pour ça. Je sais qu'il en sera capable, qu'il arrive un jour à se reconstruire. Parce qu'il n'est pas seul. Parce qu'il mérite d'être heureux.

Et si la douleur et la peine sont trop lourdes pour lui, je serais l'ami, le deuxième corps qui l'aidera à les porter.

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