Chapitre 1 - Riva

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En cette fin d'après-midi sur le port de Riva, l'activité battait son plein. Plusieurs péniches de la compagnie, gigantesques, avaient enfin apporté des villes du nord le bois qui commençait à manquer sur les chantiers de construction aussi bien que pour les travaux agricoles, dans les champs alentours. Chacun sur leur pont respectif, les capitaines du convoi fumaient la pipe ou des cigarettes locales dont ils avaient dû envoyer un matelot acheter un paquet pour une poignée de gourdes. Tous participaient à un informe concours de ronds de fumée, tout en contemplant la foule des dockers s'agiter à leurs pieds, avec le sentiment du devoir accompli.

Dans un ballet extrêmement précis, des grumes énormes se retrouvaient en quelques tours de grue empilées sur le quai, tandis que les hommes portaient sur des diables, et parfois à même le dos, des planches déjà sciées et préparées, des sacs de ciments et divers outils métalliques. Sans trop se fatiguer, nonchalants, bougons et presque suspicieux, les contrôleurs du port allaient d'un tas à l'autre avec dans les bras les listes interminables des chargements. Ils en cochaient, avec une exaspérante lenteur, l'une ou l'autre entrée lorsque, par miracle, ils trouvaient enfin dans le fatras accumulé apparemment sans ordre ce qu'ils avaient cherché minutieusement. À cette heure-là, le port dégageait une énergie apparente mais aussi, pour un œil expérimenté, une sorte d'inertie.

Près des entrepôts et des cafés qui attendaient avec empressement que les mariniers déboulent pour consommer leur solde, les ouvrières du marché agricole de Riva recomptaient encore et encore le nombre de bottes de carottes et les montagnes de cagettes, remplies de salades frisées. Tout un festin de fruits et de légumes frais de première qualité, prêts à prendre la place des troncs d'arbre au fond des cales de péniches pour aller nourrir les riches oisifs de Roncière, de Chiavari ou même de Sérène. Elles échangeaient des rumeurs et commérages déjà éculés, ravies de pouvoir, dans un instant, renouveler leur stock auprès des équipages.

Il faudrait avant cela terminer l'assommant mais nécessaire travail de logistique, supporter les récriminations des contrôleurs toujours trop mous et trop zélés, à tout ralentir et à vérifier le moindre document, quand on ne voulait qu'en finir au plus vite. Lorsque la nuit serait enfin là, la plupart des ouvrières rejoindraient l'un ou l'autre des groupes qui se formeraient au fond des tavernes, pour partager de précieux moments de joie, de rigolades et de beuveries.

Curieusement, ces groupes, homogènes et imperceptiblement hiérarchisés, ne correspondaient pas à l'équipage exact de telle ou telle péniches. Après une semaine ou deux à devoir supporter des collègues dont la bêtise pouvait finir par exaspérer, les hommes retrouveraient des copains de terre ferme et ne manqueraient pas de souligner, sans trop de conviction, combien ils auraient préféré naviguer avec eux plutôt qu'avec le ramassis de jeunes empotés que la compagnie s'évertuait à leur foutre dans les pattes.

Les ouvrières et les quelques rares ouvriers agricoles rejoignaient donc les groupes de mariniers ayant leurs faveurs, sans qu'un œil extérieur n'en sache jamais la raison historique, avec l'habitude et les dizaines, parfois les centaines d'escales. Elles offraient avec plaisir quelques fruits mûrs à point, spécialement et secrètement prélevés sur la récolte à leur intention et sortaient de leur tablier les jeux de cartes qui serviraient à en déterminer les destinataires par des parties endiablées. Quelques gourdes seraient mises en jeu, piécettes métalliques usées jusqu'à ne plus distinguer la valeur faciale ni la compagnie émettrice, ce dont tout le monde se fichait tant les doigts savaient reconnaître d'instinct ce qu'ils tâtaient.

Il y aurait sans doute des tractations moins avouables et à peine plus dissimulées, marchandes ou fondées sur l'intensité des gloussements provoquées par des blagues de mauvais goût, des attouchements plutôt tendres de la part de ces hommes rudes et caleux. Leurs mains endommagées par le frottement des cordes et imbibées par le mazout rencontreraient des résistances que l'on espèrerait seulement de principe, dues à la foule et à l'envie de jouer à faire monter le désir jusqu'à une libération prochaine, là-haut dans les dortoirs, dans les entrepôts remplis de ballots de coton moelleux ou même un peu plus loin, dans les champs à peine fanés avec leur si bonne odeur d'herbe sèche.

Le Monde flottant - Première partie, La Fiancée du désertOù les histoires vivent. Découvrez maintenant