Les cicatrices invisibles

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Sujet: alcoolisme et violence conjugale

Le bruit de verre brisé résonna dans l'appartement, suivi d'un silence pesant. Helena, qui préparait le dîner dans la cuisine, se figea instantanément. Dans le salon, Lénie fixait d'un regard vide la bouteille de vin rouge éclatée sur le parquet, formant une flaque sombre qui s'étendait lentement comme une mare de sang.

"Je... je suis désolée", murmura Lénie, les mains tremblantes. "Je voulais juste mettre la table et..."

Helena s'approcha doucement, évitant les éclats de verre. "Ce n'est rien, mon cœur. Ça arrive."

Mais elle remarqua que quelque chose n'allait pas. Lénie était livide, son regard perdu quelque part entre le présent et des souvenirs qu'Helena ne pouvait qu'imaginer. Ce n'était pas la première fois qu'elle observait cette expression sur le visage de sa compagne. Ces moments où Lénie semblait partir loin, très loin, dans un endroit sombre où Helena ne pouvait pas la suivre.

"Ne bouge pas, je vais nettoyer", dit Helena d'une voix douce, comme on parlerait à un animal effrayé.

"Non !" La voix de Lénie était plus aiguë que d'habitude. "Non, je dois le faire. Je dois... c'est ma faute, je dois réparer..."

Elle s'accroupit brusquement, tentant de ramasser les morceaux de verre à mains nues. Helena réagit instantanément, attrapant ses poignets.

"Lénie, arrête. Tu vas te blesser."

Le contact déclencha quelque chose. Lénie se dégagea violemment, reculant jusqu'à ce que son dos heurte le mur. Ses yeux étaient écarquillés, emplis d'une terreur qui n'avait rien à voir avec le présent.

"Je suis désolée", répétait-elle comme une litanie. "Je vais tout nettoyer. Il ne verra rien. S'il te plaît, ne lui dis pas..."

Le cœur d'Helena se serra en comprenant. Ce n'était pas à elle que Lénie parlait. Pas vraiment. Elle s'agenouilla à distance respectueuse de sa compagne, les mains bien visibles.

"Lénie, mon amour. Tu es avec moi. Dans notre appartement. Tu es en sécurité."

Les mots semblèrent lentement faire leur chemin jusqu'à la conscience de Lénie. Ses yeux retrouvèrent peu à peu leur focus, reconnaissant enfin le visage d'Helena.

"Helena ?" Sa voix était celle d'une petite fille perdue.

"Oui, c'est moi. Tu es en sécurité."

Les larmes commencèrent à couler sur les joues de Lénie, silencieuses d'abord, puis accompagnées de sanglots déchirants. Helena s'approcha lentement, attendant un signe d'acceptation avant de la prendre dans ses bras. Lénie s'effondra contre elle, s'accrochant à son t-shirt comme à une bouée de sauvetage.

"J'étais... j'étais de retour là-bas", articula-t-elle entre deux sanglots. "Le bruit du verre... l'odeur du vin... C'était comme si..."

"Tu n'es plus là-bas", murmura Helena en caressant doucement ses cheveux. "Tu es ici, avec moi. Il ne peut plus te faire de mal."

Elles restèrent ainsi longtemps, assises par terre, Helena berçant doucement Lénie jusqu'à ce que ses pleurs se calment. Le vin continuait de s'étendre sur le parquet, mais Helena n'en avait cure.

"Je suis désolée", dit finalement Lénie d'une voix rauque. "Tu ne devrais pas avoir à gérer ça. Mes... mes démons."

Helena prit délicatement le visage de Lénie entre ses mains, essuyant les traces de larmes avec ses pouces.

"Écoute-moi bien. Tu n'as pas à t'excuser d'être traumatisée. Ce qui t'est arrivé... ce que ton père a fait... ce n'était pas ta faute. Et je suis là, pour les bons moments comme pour les plus difficiles."

Lénie ferma les yeux, appuyant sa joue contre la paume d'Helena. "Parfois, j'ai l'impression que ça ne partira jamais. Ces souvenirs... cette peur..."

"Peut-être que tu as raison", répondit doucement Helena. "Peut-être que ça ne partira jamais complètement. Mais tu n'es plus seule face à ça. Et si tu veux bien... il existe des gens qui peuvent t'aider. Des professionnels."

Lénie rouvrit les yeux, surprise. "Tu penses à..."

"Une thérapie, oui. Pas parce que tu es faible ou cassée. Mais parce que tu mérites de guérir, de ne plus avoir peur. Je serai là à chaque étape, si tu le souhaites."

Un long silence suivit, pendant lequel Lénie sembla peser le pour et le contre. Finalement, elle hocha légèrement la tête.

"D'accord", murmura-t-elle. "Je veux essayer. Pour moi... et pour nous."

Helena déposa un tendre baiser sur son front. "Je suis tellement fière de toi."

Plus tard cette nuit-là, alors qu'elles étaient blotties l'une contre l'autre dans leur lit, Lénie commença à parler. Elle raconta les soirs d'orage où les cris couvraient le tonnerre, les bouteilles vides qui s'accumulaient dans le salon, sa mère qui maquillait ses bleus avant d'aller travailler. Elle parla jusqu'à ce que sa voix devienne rauque, déversant des années de silence et de peur contenue.

Et Helena écouta. Elle écouta chaque mot, chaque silence, son cœur se brisant pour la petite fille qui avait dû grandir trop vite, tout en admirant la force de la femme qu'elle était devenue. Elle ne pouvait pas effacer le passé, mais elle pouvait être là pour le présent et l'avenir.

Quand finalement Lénie s'endormit, épuisée mais peut-être un peu plus légère, Helena resta éveillée, continuant à tracer des cercles apaisants dans son dos. Elle se promit silencieusement que tant qu'elle vivrait, Lénie ne se sentirait plus jamais seule face à ses démons.

Car l'amour ne peut pas effacer les cicatrices, mais il peut aider à les porter. Et parfois, c'est tout ce dont on a besoin pour commencer à guérir.

Os HelenieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant