04. En route pour San Francisco

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 — J'ai l'impression de rejouer la guerre de Sécession, plaisante Dachs.

Ils sont cinq, plantés devant une tente aux couleurs camouflage, une tasse de café tiède entre les mains. L'aube ne forme encore qu'un murmure de lumière à l'horizon, mais éclaire déjà le campement installé sur l'esplanade de la tour des Pèlerins. Le monument est seulement séparé du reste de la ville par une barrière d'arbres aux branches moribondes. Les liquidateurs, un peu partout, émergent d'un sommeil agité par les évènements de la nuit.

Gabriel hume profondément l'odeur âcre de son breuvage, et pose les yeux sur Dachs Wehner. Avec sa gueule de porte-bonheur, son visage anguleux adouci par une paire de binocles ronds, aux verres comme des culs de bouteille, il est l'archétype du bon camarade. Son regard coule vers Enzo, qui fume déjà sa troisième cigarette de la matinée, puis dérive sur Asha Balewa et Corbin Moore. À eux cinq, ils représentent l'un des cent-vingt groupes de soldats qui constituent ce bataillon. Ils sont liés depuis l'entraînement. Ils mangent, dorment et, selon les termes d'Enzo, « chient ensemble ». Corbin avait un jour demandé si les équipes avaient été formées sur la base des évaluations psychiatriques qu'ils avaient subies. Le grand blond, qui ressemblait furieusement à un Pierre Richard jeune sous stéroïdes, n'avait pas eu de réponse. Il fallait cependant admettre qu'ils s'entendaient plutôt bien et que l'hypothèse était plus que plausible. Quoi qu'il en soit, ces unités avaient le mérite de leur apporter un semblant de sentiment de sécurité. « Parce que sur le continent des morts, répétait sans cesse le commandant, il faudra se serrer les coudes ».

— Y avait des zombies pendant la guerre de Sécession ? demande enfin ironiquement Corbin.

Dans un court silence de réflexion, Dachs fixe intensément sa tasse, et laisse la vapeur embuer ses verres.

— Nan, mais y avait du café, achève-t-il.

Les petits rires du groupe s'éteignent alors qu'une porte grinçante se mêle aux chants des oiseaux matinaux.

— Dachs, tu es attendu au centre de commandement pour l'installation du terminal SATCOM, informe Bilel. Je peux peut-être te débarrasser ?

Dachs lui abandonne sa boisson en soupirant, et file vers la tour dans laquelle le QG a été monté durant la nuit. Bilel prend tranquillement la place laissée vide et sourit béatement, fixant tour à tour les quatre compagnons.

— Bilel... T'as fait passer ton message. Retourne avec ton groupe, lance Asha avec fermeté. Ils sont déjà obligés de se farcir ta présence. Faut respecter leur sacrifice, poursuit-elle en agitant la main comme on évacue une mouche désagréable.

D'entre tous, Asha est celle qui déteste le plus le gringalet. Très croyante, la jeune femme brune d'une trentaine d'années considère comme un affront personnel l'existence même de cet ancien gourou de secte minable, version tordue et dégénérée du christianisme. Cet imbécile répugnant, qui se servait de son autorité pour assouvir les instincts qu'on lui connaît, la rend malade. C'est aussi la seule qui arrive à lui fermer son clapet. Il semble se ratatiner lorsqu'elle lui parle, et devenir encore plus petit. Enzo avait un jour suggéré que Bilel avait simplement peur de tout ce qui n'avait pas de couilles entre les jambes. Gabriel pensait que son jeune ami en pinçait pour la grande métisse. Elle n'était pas franchement jolie, sous ses muscles bien trop développés, mais il fallait bien admettre qu'elle avait quelque chose. Elle forçait indéniablement le respect.

Bilel esquisse une grimace et se retire, non sans asséner, comme une sentence :

— Au jour du jugement, les hommes rendront compte de toute parole vaine qu'ils auront proférée.

— Bah merde ! coupe Corbin. T'es un foutu veinard alors ! J'crois qu'il y a un astérisque sur ce verset, qui dit que les trous du cul sont dispensés !

Ils accueillent tous la saillie avec un grand éclat de rire, Asha seule restant muette. Si Bilel est déjà loin, elle fusille toujours sa silhouette d'un regard qui pourrait exécuter un bataillon entier de déserteurs. Étrangement, elle ne semble pas réellement fâchée. Au contraire, elle prend un immense plaisir à s'imaginer l'avorton déchiqueté par la lame de son couteau.

Un coup de clairon perce finalement l'air comme une flèche, et les tire de leurs pensées. Cette fois, les choses sérieuses commencent. Dachs et les autres techniciens doivent s'être attelés à la tâche, et les moyens de liaison seront bientôt installés. Ils vont maintenant laisser une vingtaine d'hommes sur place. Ils auront la charge de tenir la position et de pourvoir l'état-major, par-delà l'Atlantique, de tous les renseignements qu'ils pourront glaner. Le reste des soldats poursuivra sa route. Et ce sera ça, leur routine. On sécurise, on dresse un centre de communications, on repart. Encore et encore. Et lorsqu'ils arriveront à Bakersfield, tout là-bas, sur la côte Californienne, ils seront des héros. Parce qu'à ce moment-là, tout changera. À ce moment-là, l'éradication totale de la menace zombie deviendra un objectif concret et réaliste. Grâce à leur travail, l'Europe pourra agir. Envoyer des troupes en se basant sur les informations fournies par les stations laissées en route, et reprendre les États des mains de ces cadavres ambulants qui pensent que ce continent est à eux. Parce que ce n'est pas le cas. C'est celui des Européens, et il est temps que ça rentre. Gabriel, comme Enzo, Dachs, Asha et Corbin, connaît son rôle. Il ira jusqu'au bout. Jusqu'à la dernière étape. Jusqu'à Bakersfield.

*

— Shane Blair, se présente l'homme en jogging troué et en chemise colorée et bariolée de motifs d'ananas.

Celia le dévisage des pieds à la tête, comme on évalue un meuble bancal, en passant par sa main tendue qu'elle s'abstient de serrer. Il affiche un grand sourire qui se perd légèrement dans la broussaille de sa barbe mal taillée, envahie des miettes du croissant qu'il est en train de s'engouffrer. Il l'observe en retour, d'un air amusé, derrière ses épais sourcils roux. Elle termine son examen par la casquette blanche, un peu sale, sur laquelle sont dessinés deux yeux regardant vers la droite, dont un plissé dans une moue sceptique. Elle saisit finalement, presque à contrecœur, la main qui lui est tendue.

— Celia Waters, CIA. Vous êtes donc mon informateur.

Sa tenue tranche avec celle de son interlocuteur. Elle est, comme à son habitude, tirée à quatre épingles, dans un costume noir parfaitement repassé.

— Pas « informateur », interrompt Shane. Binôme. Je suis agent moi aussi. NSA. Enfin, ce qu'il en reste. Bakersfield a reçu un appel radio. Une vingtaine de survivants ont réussi à se signaler près d'Austin, dans le Texas.

Celia l'observe alors qu'il se tait, dans l'attente d'une suite qui ne vient pas.

— Pourquoi nous, et pourquoi que deux ? demande-t-elle finalement.

— Parce que nous sommes en vie, ce qui, dans le contexte actuel, est une qualification suffisante. Et parce qu'on ne peut pas laisser des rescapés dans la panade. Sinon, à quoi ça sert de diffuser ces clips sur toutes les ondes ? Mais on ne peut pas non plus envoyer l'intégralité des maigres forces qu'il nous reste pour vingt péquenauds. Si on se foire, y aura deux morts, et puis basta. Enfin... vingt-deux, conclut-il en s'essuyant négligemment la bouche avec le dos de sa main.

Elle assimile les informations avec un hochement de tête résigné. Ses yeux, toujours impeccablement maquillés, balayent la cafétéria immaculée de la Stockdale Tower, dans laquelle s'est installé ce qu'il subsiste de cohésion gouvernementale. Quelque part, dans un des plus hauts étages, la présidente doit être en train d'essayer de trouver comment remettre un semblant d'ordre dans un pays qui, ces derniers temps, est franchement parti en vrille. Le thé qu'elle s'est servi est agréable. Elle le savoure un instant.

— Et on décolle... ?

Shane affiche son plus beau sourire, et fait apparaître un sac à dos couturé de patchs et de pin's.

— Après le café !

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