00. Prologue

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À long terme, nous sommes tous morts. – Francis Bacon


Journal de bord du collecteur de déchets Savini

Date : 24 août 2037

Vous qui tomberez sur ce registre, vous serez sans doute en présence de mon cadavre.

Voici maintenant quatre jours que je suis enfermé sur la passerelle de navigation. Les vitres qui entourent le poste ont été solidement barricadées derrière leurs rideaux de fers. Pour combien de temps encore, je ne sais. Mais si j'en juge par les coups inlassablement assénés sur leur surface en provenance du dehors, ma solitude forcée entre ses murs va, je le crains, bientôt se voir rompue, et d'une atroce manière. Si tel est mon destin, je consigne sur ses quelques pages le déroulé des derniers événements.

Si vous pouvez lire ceci, sans doute me croirez-vous complètement fou, mais je me dois en tant que capitaine de ce navire de vous rendre compte de la situation et du danger auquel nous sommes exposés, et prier pour qu'il ne se répande pas davantage.

Les machines sont à l'arrêt, l'électricité ne fonctionne plus. Mon portable est resté dans ma cabine. Mon dernier mayday est resté sans réponse et j'ignore encore si quiconque l'a entendu. Ou si des secours sont en route. Et s'ils le sont, alors, que Dieu les ait faits prudents et agiles.

Je ne peux sortir, ni rejoindre la salle des machines pour réparer. Seule la maigre luminosité filtrant au travers des lamelles de ferraille m'indiquent encore si c'est le jour ou la nuit là-dehors.

J'ai faim. La cabine ne contient que des sardines en boîte et des bouteilles d'eau en plastique, et je tire lentement sur la fin de mes réserves. Il me faut les rationner pour conserver intactes le peu de forces qu'il me reste.

Je sens à la houle régulière et molle sous mes pieds que le navire défile très lentement sur l'eau. Nous dérivons au petit bonheur la chance sur l'Atlantique Nord. La boussole ne prend aucun cap précis. Même si tout l'appareillage fonctionnait correctement, je ne saurais nous diriger à l'aveugle, surtout aussi loin des côtes. Aucun autre navire ne nous a percuté jusque-là. À croire que nous évoluons dans un océan de néant.

Il y a de cela une semaine, nous avons reçu un signal radar nous indiquant la position d'une mer de déchets inconnue, éloignée de plusieurs yards de notre mission d'assainissement en cours. Poussés par la curiosité et devant rendre compte de toute anomalie à potentiel polluant, nous avons pris le cap vers l'îlot. Nous n'avons guère été surpris par le monceau d'ordures qui nous attendait sur place, s'étendant sur des centaines et des centaines de mètres jusqu'à perte de vue. Ces spectacles m'évoquent toujours les vieilles histoires de William Hope Hodgson, des récits fantastiques de marins pris au piège dans les algues huileuses de la mer des Sargasses, et que je lisais dans les vieilles revues pulp de mon père. Papa. Si tu voyais ton fils en ce moment, encore terrifié comme un bête môme de dix ans.

Le canot de manœuvre mis à la mer, Johnny est parti examiner la composition de cette putride marée et enregistrer des relevés. Une heure s'était écoulée, puis il nous a contactés par radio, prétextant avoir fait une découverte des plus stupéfiantes.

Après avoir été de nouveau hissé à bord, cet idiot nous a dévoilé la présence dans le canot d'une barrique de bois couverte de lichen marin et d'étoiles de mer. Des crabes gigotaient dans les algues gluantes à mesure qu'il en dépêtrait la coque de bois pourri, comme un gosse qui ouvre son plus gros paquet sous le sapin de Noël.

Le machin dégageait une odeur indescriptible. Une puanteur fétide qui évoquait à mes sens celle de la marée ancestrale et d'une pêche de crustacés pas fraîche, trop longuement laissée dans les filets. Et autre chose par-dessous, aussi. Rance et putride. Semblable à de la viande avariée déversée dans un chiotte public mal entretenu.

Le Continent des MortsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant