En sortant de l'immense bâtisse, Gabriel raffermit sa poigne sur son fusil, ses doigts l'agrippant comme les serres d'un rapace sur sa proie. La nuit semble vivante, épaisse et suffocante, aspergée d'un écœurant parfum de poudre. Il l'entend presque, cette amie si familière, et qu'il croyait parfaitement connaître, lui murmurer à l'oreille des promesses d'un avenir forgé dans le cauchemar. À côté de lui, Enzo ajuste sa radio sur sa ceinture. Trois autres soldats scrutent les alentours avec vigilance.
Autour d'eux, une myriade de silhouettes se découpent dans la nuit, éclairées par le faible halo des lampes qu'elles portent en frontale. Elles émergent des maisons, glissent telles des lucioles dans la pénombre brisée par la lueur de la lune. Les points lumineux convergent tous vers la grande artère qui traverse la ville. Le peloton de Gabriel ne fait pas exception, et l'écho de détonations sporadiques, comme des coups de tonnerre étouffés, ponctue chacun de leurs pas.
L'homme brun, au visage taillé à la serpe, plisse les yeux, sondant l'obscurité à la recherche du moindre mouvement suspect. Il ne distingue rien de plus que les drapeaux rapiécés attachés en banderoles entre les balcons, doucement agités par une légère brise. Ils ont nettoyé chaque recoin, chaque bâtiment. Si tout a fonctionné comme prévu, Provincetown est désormais entièrement sous leur contrôle. Autour de lui, ses quatre équipiers soupirent de soulagement tandis qu'ils intègrent enfin le gros des troupes qui, conformément aux ordres, s'est regroupé sur Bradford Street.
Gabriel laisse choir son fusil en bandoulière, ses épaules s'affaissant sous le poids de l'arme et de la tension retombant. Il baisse l'intensité de sa frontale au minimum afin de ne pas aveugler les autres. Dans un geste machinal, il caresse délicatement le sillon d'une cicatrice qui lui balafre la joue. Enzo, avec un sourire fatigué, sort un paquet de cigarettes et s'en colle deux aux lèvres. Il en allume une, l'extrémité rougeoyant comme un phare dans la nuit. Sans prendre le temps d'inspirer, il saisit le clope à deux doigts et le propose à Gabriel.
— Sale habitude, déclare ce dernier en levant les deux mains en signe de refus.
Un instant interdit, Enzo cale la cigarette encore éteinte derrière son oreille, et tire profondément sur l'autre. Une mèche brune de ses cheveux mi-longs vient danser devant ses yeux alors que le goût âcre de la fumée envahit sa bouche. Étrangement, c'est la première fois depuis le débarquement, il y a deux petites heures, qu'il a l'impression de respirer. Il exhale avec satisfaction et s'accorde un rictus moqueur.
— C'est pas le cancer qui risque de te tuer, ici, tu sais ?
Un rire étranglé résonne derrière eux. Une sorte de gloussement malsain tout droit sorti des ténèbres elles-mêmes. Enzo pivote brusquement tandis que Gabriel lève les yeux au ciel avec une lassitude évidente, secouant doucement la tête de droite à gauche. Il n'a pas besoin de se retourner pour deviner qui se tient là, prêt à se lancer dans un pénible sermon. Depuis quatre mois qu'il s'est engagé dans le bataillon de liquidateurs, il a appris à reconnaître ce ricanement grinçant, qui lui fait toujours l'effet d'une craie traînée sur un tableau noir.
— Ah, mais si fumer n'est pas peccamineux, ça reste un grave manquement que de volontairement nuire à son corps terrestre. Le paradis risque de t'échapper, mon brave Enzo. Et à quoi bon fouler cet enfer, si ce n'est pour s'assurer une place aux côtés du Tout-Puissant ?
Enzo dévisage le petit homme chauve, interloqué. Le silence s'étire, aussi lourd et gênant qu'une couverture mouillée. Gabriel reste immobile, fixant les masses sombres des boutiques de souvenirs dévastées qui jalonnent les flancs de la rue, laissant le malaise s'installer. Face au mutisme embarrassant, la voix de crécelle repart dans un ersatz de rire, harmonieux comme le frein d'un train sur des rails rouillés.
— Ça veut dire que ce n'est pas un péché, Enzo Facchetti, mon ami, précise-t-il. Ta maîtrise de notre langue, en revanche...
Enzo grimace, et lui tourne le dos, préférant chercher dans le point distant et vague que contemple Gabriel, une échappatoire à cette présence désagréable. Le train semble à nouveau entrer en gare, mais le crissement s'estompe à mesure que l'homme s'éloigne à petits pas aussi légers que ceux d'un rat.
— Peccamineux mon cul, putain de fêlé, lâche discrètement Enzo. Il peut pas parler normalement ce mec ?
— J'ai croisé un paquet de fêlés dans ma vie, Enzo, marmonne Gabriel. Bilel, lui, même un pot de glu extra-forte suffirait pas à recoller les morceaux.
Ils se campent dans un silence contemplatif, et observent, autour d'eux, le peloton discipliné grossir. Chaque nouveau groupe de cinq s'intègre en respectant parfaitement la formation. Des rangées de dix hommes, espacées de deux pas. En position, ainsi qu'on le leur avait enseigné lors des mois d'entraînement presque barbare qui avaient précédé leur débarquement. Bon nombre d'entre eux étaient militaires de métier et l'avaient absorbé tels des éponges, malgré la difficulté. Gabriel Pagan, lui, n'avait jamais été soldat. Dans sa ligne de travail, cependant, la rigueur avait toujours été une question de survie. Pour d'autres, comme Enzo ou Bilel, l'apprentissage avait été un calvaire. Enzo était un simple civil, un gamin tout juste majeur qui cherchait désespérément à rendre son vieux, également engagé, fier de lui. Bilel était un taré fanatique, un tordu de la pire espèce. Un de ceux qu'on ne pouvait rêver de redresser qu'à grands coups de marteau dans la gueule. Condamné à perpétuité pour viols et meurtres d'enfants, il s'était porté volontaire pour échapper aux murs de sa prison. Chacun ses raisons, le bataillon de liquidateurs n'était pas regardant sur le pedigree. Voilà comment on forme une troupe de six cents marginaux, tous plus désespérés ou cinglés les uns que les autres. Et Gabriel ne se fait aucune illusion. De tous, le plus désespéré, le plus cinglé, c'est lui.
Autour d'eux, les soldats relâchent doucement la pression. Des rires nerveux, mais soulagés, viennent redonner un peu de gaieté à cette ville jadis touristique et plaisante. Gabriel laisse son esprit vagabonder, ses pensées dérivant dans la noirceur aux côtés des volutes de fumée d'Enzo. Un cri furieux explose soudain. Tous les regards bifurquent vers le troisième étage d'un immeuble voisin, juste à temps pour apercevoir une silhouette décharnée propulsée à travers une vitre. Les éclats de verre scintillent brièvement dans la lumière blafarde des frontales toutes pointées dans la même direction. Le corps s'écrase dans un buisson en contrebas, s'empalant sur un rameau dans un bruit écœurant.
Gabriel entend Enzo, à ses côtés, qui expire dans un hoquet de dégoût la fumée de sa cigarette. La créature gronde toujours, insensible à son état, et agite grotesquement les bras et les jambes, semblant vouloir nager hors des broussailles. Les hommes se désintéressent déjà du spectacle lorsque, quelques instants plus tard, un groupe de cinq liquidateurs sort de l'immeuble. L'un d'eux achève le zombie, séparant la tête de son corps, comme s'il ne s'agissait que d'une branche morte.
Ils sont près d'une centaine quand la voix forte et autoritaire du lieutenant Zeïna Kamara met fin à la dissipation générale.
— Bien, tout le monde est là. Les autres unités ont également terminé. Messieurs, la ville est à nous.
Elle se tait, et leur laisse le temps de digérer l'information avec un sourire satisfait.
— En route, reprend-elle devant l'absence de réaction et en désignant ce qui ressemble, pour Gabriel, à un doigt d'honneur géant, à quelques rues de là. Le commandant nous attend à la tour des Pèlerins. Cette première phase est un succès. Je compte sur vous pour continuer ainsi et bientôt, c'est toute l'Amérique que vous aurez délivrée !
Cette fois, un grondement d'approbations joyeuses lui répond, tandis que la troupe se met en marche. Rien ne semble pouvoir leur arriver, et pourtant...
VOUS LISEZ
Le Continent des Morts
HorrorDans un futur post-apocalyptique, un virus mutant découvert sur une mer de déchets transforme les contaminés en "Enragés" : des êtres rapides, intelligents, et insatiables, bien plus dangereux que les zombies classiques. En quelques mois, l'Amérique...