Chapitre 1 : À Naïo

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Je ne peux pas mourir de faim. Et j'ai eu beau me répéter cette phrase encore et encore, jusqu'à l'usure, jusqu'à ce que les mots perdent leur sens, jusqu'à n'être même plus lucide, il semblerait que ce soit pourtant la seule issue à mon existence. Courte existence, s'il en est, mais je suppose que je devrais me montrer reconnaissante d'avoir survécu à mes dix-huit premières années de vie... dix-neuf, même, depuis avant-hier. Ou alors c'était la semaine dernière ? Je ne sais plus. La faim me fait perdre mes repères, ça fait déjà des mois que je ne sais plus quel jour de la semaine on est. J'ai tout fait, pour trouver à manger : chercher des petits boulots, faire du troc, aller vers les associations caritatives et même fouiller les déchets. J'ai laissé tomber ma fierté, et même comme ça, ça ne va pas mieux. Ici, à Naïo, la crise a pris tout le monde de court et on ne compte plus les personnes à la rue, dont moi. J'ai le souvenir d'une riche sylphide qui avait annoncé offrir un repas à tous les miséreux (pour reprendre son expression) qui passeraient devant sa maison. L'information a circulé, et le jour J, une véritable cohue s'est jetée sur sa maison, des vagues de gens affamés. Moi, j'étais arrivée tôt mais je n'avais rien pu avoir ce jour-là. Heureusement, une vieille sylphide qui ne roulait pas sur l'or m'avait fait l'aumône et j'avais pu manger un peu. Je me souviens que j'avais rougi, quand elle m'avait tendu la pièce, parce que je me sentais honteuse de lui prendre ça à elle, même si elle avait choisi de me la donner, car elle n'avait pas l'air beaucoup plus aisée que moi.
Maintenant, je ne m'encombre plus de ce genre de sentiments. Ayant déjà ratissé toute la ville pour trouver d'abord un emploi, ensuite juste un quignon de pain, on peut considérer que j'ai fait tout ce que j'ai pu. Puisqu'aucun miracle n'est tombé du ciel pour me sauver, il ne me reste plus qu'à aller chercher ce miracle. Je suis si lucide aujourd'hui, c'est peut-être un signe. C'est peut-être le signe que c'est le bon jour pour aller à la Roue. Qui me dit que je serais encore là demain ? Qui me dit que je me rappellerais encore de mon nom demain, que je ne serais pas devenue folle ? Qui me dit que j'arriverais à me traîner jusqu'à la Grande Place demain ? Déjà qu'aujourd'hui, ça ne va pas être facile...

Alors j'y suis allée. Sans plus y réfléchir, parce que de toute façon, je sentais bien que j'avais tellement faim que j'étais prête à en accepter les conséquences. J'ai salué Florence, la fleuriste, qui a fait comme si j'allais juste faire un tour et que je revenais dans une heure. Et c'est possible que ça se passe comme ça. J'ai marché tout doucement jusqu'au centre-ville, plus par faiblesse qu'autre chose. Elle n'est pas belle à voir, ma ville. Avant, elle était élégante, je suppose. Je n'ai pas connu son âge d'or, d'ailleurs rares sont ceux qui peuvent toujours en témoigner, mais il fut un temps où elle était moins grise, moins triste. C'est la crise. C'est le mot qu'on entend partout, qu'on nous a tant rabâché, jusqu'à la lie, mais qui semble presque faible ici. On se croirait assiégés tellement on est désespérés. Mais bon, tout le monde a pris cher, les nantis comme les plus pauvres. Certains plus que d'autres, mais bref. Aujourd'hui, les rues sont plutôt calmes. Les gens semblent apathiques, enfin plus que d'habitude. Personne ne me regarde, petite silhouette dans ses guenilles grises au milieu des bâtiments gris. Comme si la ville elle-même vomissait du gris à n'en plus finir.

Enfin, j'ai aperçu la Roue et son cortège de fonctionnaires, au loin devant moi. Il n'y avait pas grand monde qui attendait devant, beaucoup moins que dans les premiers temps après son arrivée. Au départ, les gens campaient devant jusqu'à pouvoir participer. Mais on ne peut y aller qu'une fois (on connaît tous quelqu'un qui a essayé d'y retourner, en vain évidemment), et les lots ont diminué avec le temps. Maintenant, il n'y a plus que les rares à n'y être pas encore passé qui s'y attroupent. Moi, j'aurais pu y aller il y a un an déjà, à ma majorité, mais j'ai joué la fière. Devant tous mes camarades d'infortune qui s'en allaient (et parfois ne revenaient pas), je refusais systématiquement de m'y rendre. J'ai juste attendu d'être suffisamment désespérée. Je pense que je suis mûre maintenant. J'ai attendu avec les autres devant la barrière, puis un fonctionnaire à l'air peu amène nous a fait entrer. On était une quarantaine, là où aux premiers jours ils prenaient une centaine de gens. On nous a fait nous aligner devant un homme assis derrière sa petite table de bois. Je n'ai pas perdu mon énergie à regarder les gens devant moi. Ils me ressemblaient tous, quel intérêt ? Enfin, ça a été mon tour. Le fonctionnaire, vêtu de son uniforme bleu sombre, presque noir sous cette lumière, n'a même pas levé les yeux de son registre où des dizaines de noms s'alignaient. Il reprit de l'encre et se prépara à écrire dans une case vide. La mienne. Il a lancé d'un ton bourru :
- Prénom, nom, groupe ?
- Galatée de Naïo, naïade.
- Profession ?
- Sans profession.
- Oui, mais vous faisiez quoi avant ?
Avant. C'est si loin, avant. J'ai répondu, un peu à regret :
-J'étais étudiante.
- Vous avez quel âge ?
- Dix-hui... euh, non, dix-neuf ans.
- Justificatif ?
- Le voici.
Un pauvre papier avec ma date de naissance et ma photo.
- Mariée ? Avec des enfants ?
- Non pour les deux.
- Maladie génétique ?
- Non.
- Ok, au suivant !

Alors je me suis éloignée de ce type et je me suis assise sur les bancs en bois tous durs avec les autres, qui fixaient d'un air concentré la Roue. Comme s'ils lui parlaient dans leur tête. Comme s'ils pouvaient influencer son choix.
Moi, j'ai baissé les yeux et fixé le sol. J'ai gardé le regard ainsi pendant qu'ils ont lancé la Roue. Je ne voulais pas ressembler aux autres qui, je le savais par expérience, avaient des regards misérables de peur et d'espoir lorsque la Roue commençait à tourner. Un grand silence a suivi. Les quatre fonctionnaires parlaient entre eux ou indiquaient des choses à celui qui m'avait posé des questions et qui semblait être leur supérieur, mais on n'entendait pas grand chose. Tous les gens comme moi se taisaient voire retenaient leur souffle. On entendait la Roue tourner, de moins en moins vite.

À un moment, j'ai entendu une femme près de moi étouffer un cri et une autre se mettre à sangloter presque silencieusement. J'ai levé la tête, et j'ai vu l'aiguille sur mon nom, évidemment. Pourquoi évidemment ? Parce que c'était comme si c'était logique, évident, que ça ne pouvait être que moi. Comme si je sentais que j'avais une histoire à raconter, une vie à vivre et que de fait j'étais obligée d'être choisie. Un murmure de désespoir s'est répandu dans nos rangs. Certains devenaient violents quand ils découvraient que leur dernière chance venait de s'envoler au profit d'un voisin, d'un ami, d'un concitoyen. Ce que je peux comprendre. Moi, j'avais longtemps imaginé la détresse sans fond qui devait vous prendre à ce moment-là. Je m'étais demandée plusieurs fois quelle devait être la première pensée à traverser un esprit dans cette situation. Peut-être qu'on pense à en finir, ou juste au lot de consolation. Mais j'avais passé encore plus de temps à imaginer ce qui se passerait si j'étais choisie. On passe toujours plus de temps sur les scénarios les plus optimistes, non ? Puisque l'espoir fait vivre. Eh bien, en voyant mon nom choisi par la Roue, j'ai eu le souffle coupé. Je n'ai pas eu envie de pleurer, je n'ai pas chercher à dénier ce que j'avais vu. J'ai quand même vérifié que c'était mon nom. Mais je n'ai rien dit, peut-être parce que j'étais alors entourée de gens potentiellement désespérés. 

Un fonctionnaire a noté quelque chose dans son cahier, probablement mon nom, puis il a lancé la Petite Roue. Comme son nom l'indique, ses proportions étaient bien plus modestes puisqu'il n'y avait que quatre champs, représentés par quatre mots : petit, moyen, grand et enrôlement. Les trois premiers faisaient référence à la taille du lot reçu, qui étaient ce jour-là respectivement deux semaines, un mois et deux mois de céréales. Je ne me rappelais pas avoir vu d'aussi petits lots auparavant. Les fois où j'avais assisté à des tirages, sans y participer, bien sûr, la personne choisie avait soit un an de repas, soit un emploi de fonctionnaire (souvent dans des trous paumés du royaume, mais, tout de même...), soit une inscription gratuite à l'université, pour le gros lot, et des lots moindres pour les autres. Généralement, le choisi n'affichait pas une mine réjouie en regardant la Petite Roue tourner, à cause de la quatrième option. Quoique un peu plus petite, elle était clairement effrayante : être enrôlé, c'était pour quinze ans. Et en ce moment, avec la crise sans fin dans cette région du royaume, que le gouvernement ne parvenait pas à endiguer, ils avaient recruté massivement (par cette voie-là) pour mener des campagnes dans l'Est, afin de conquérir des territoires plus riches en ressources (sans grand succès jusque là). Cette fois, j'ai regardé la Roue. Cette fois, j'ai eu peur. Cette fois, j'ai aussi espéré très fort. L'aiguille a ralenti sur "Gros Lot", j'ai cru qu'elle allait s'y arrêter. Elle a continué, tout doucement, et s'est immobilisé juste après la ligne séparant le Gros Lot... de l'Enrôlement. Le fonctionnaire a eu un sourire, pas forcément cruel en soi, mais à ce moment-là... c'était clairement inhumain de sourire. J'ai retenu un cri.
- Galatée ? Levez-vous, et rejoignez-moi, que l'on mette votre nom sur les registres.
J'ai exécuté son ordre immédiatement, me refusant de penser.
Les gens autour de moi m'ont dévisagée, l'air de dire "Ah mais c'était elle depuis tout à l'heure ?". Je sentais que leur détresse s'était atténuée. Ils devaient se féliciter de ne pas être le nom sur la Roue, même si je suppose que leur rancune à l'égard de l'univers entier pour leur manque de chance a dû mettre du temps à ne plus les torturer. Ils m'ont tous suivi du regard. Aucun ne m'a adressé la parole, même quand on a mangé le maigre repas offert pour notre participation (et notre recensement). Je ne sais pas ce qui était pire, entre repartir en sachant qu'on a laissé filer notre dernière chance ou rester auprès des fonctionnaires en sachant que notre vie ne nous appartiendrait plus vraiment pour les quinze prochaines années. Ils m'ont fait asseoir dans un coin pendant qu'ils s'occupaient de mille petites choses. Ils ne m'ont rien dit, ne m'ont pas demandé si je voulais prendre des affaires. Heureusement j'avais sur moi le peu que je possédais. Alors j'ai attendu comme ça plusieurs heures.

La nuit était bien tombée quand un camion est passé. Les fonctionnaires m'ont fait monter à l'arrière avec trois hommes d'âges divers dont j'allais apprendre qu'ils venaient des grandes villes du coin. Puis le véhicule a démarré et m'a emmenée vers une destination inconnue.

NaïoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant