Chapitre 2 : Chrysippe

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- C'était comment, la vie à Naïo ?
Je me suis tournée vers le garçon qui m'avait adressé cette question, qui d'ailleurs sortait un peu de nulle part. D'abord, je n'ai pas réagi. J'étais assise à même le sol, je mangeais sagement l'espèce de soupe qu'on nous avait donné ce soir-là en regardant mes pieds et le feu de camp autour duquel nous nous étions tous installés. La journée avait été épuisante - comme tous les jours au demeurant. Et je n'avais pas l'habitude qu'on vienne me parler. Ici, au camp, les gens étaient globalement méfiants, quand ils n'étaient pas carrément malintentionnés, alors j'évitais autant que possible les altercations. Je pouvais ainsi passer des jours sans dire un mot, à part peut-être pour remercier la femme qui distribuait la nourriture - parce qu'elle me semblait inoffensive.
Ce garçon, je l'avais déjà remarqué. Avec sa peau verte, en même temps, il était difficile à rater dans la masse grouillante des peaux bleu nuit. Il avait l'air gentil, et assez jeune. Je l'avais même vu sourire, et qui sourit, ici ?
Il s'est assis à mes côtés, et m'a regardé dans les yeux.
- Pourquoi ?
Je n'avais pas l'intention d'être impolie mais j'avais répondu spontanément, avec l'aménité caractéristique des gens du camp. Il n'a pas cillé et m'a répondu doucement, prudemment :
- J'ai toujours rêvé d'y aller. J'en ai toujours beaucoup entendu parler, parce qu'une partie de ma famille en vient. Et j'ai entendu par un gars de ta tente que tu y vivais avant de venir ici, alors je me suis dit que j'allais te poser la question.
J'ai haussé les épaules.
- Naïo n'est plus Naïo.
- C'est-à-dire ?
- C'est-à-dire que la ville tombe en ruines.
- Et ?
Il était diablement intéressé par le sujet. J'ai fait un effort, malgré ma fatigue.
- La crise nous a touché de plein fouet. Tout le monde a licencié tout le monde, même les écoles ont fermé leurs portes, les gens ont quitté leurs logements puisqu'ils ne pouvaient plus en payer le loyer, ils ont vendu tout ce qu'ils pouvaient vendre au peu qui pouvaient encore acheter des choses, puis les gens ont émigré en masse vers les campagnes où il était possible (si on était chanceux) de s'occuper d'une petite parcelle pour ne pas crever trop vite. Et Naïo s'est vidée. En trois mois, la moitié de sa population était partie. Enfin, ce sont les chiffres que j'ai entendu.
Il eut l'air dépité. C'était mignon. J'ai estimé qu'il devait être un brin plus âgé que moi, malgré son air si naïf. Puis il a demandé :
- Et toi dans tout ça ?
J'ai ouvert des grands yeux.
- Moi ? (Sous-entendu : ça t'intéresse vraiment ?)
- Bah oui.
- Ah. Eh bien, moi... Je me suis retrouvée à la rue. Sans argent pour retourner dans les campagnes, sans rien du tout, à la fin. Alors j'ai joué à la Roue et j'ai... gagné, ai-je fait, en grimaçant.
- Tu n'avais pas de famille sur Naïo ?
- Non, pas vraiment. J'étais venue pour mes études de droit mais au bout d'un an, ils ont manqué de subventions alors ils n'ont gardé que les deux tiers des élèves. Tous les sylphides, étrangement. Je ne sais pas si depuis l'université a fermé, mais depuis ce jour, moi, je n'ai pu ni reprendre des études, évidemment, ni même trouver un emploi. Voilà.
Il sembla sincèrement désolé.
Et là, il s'est passé un truc incroyable. J'ai souri ! Mais parce qu'il était marrant, avec son air tout triste. Il avait l'air vraiment désolé ! Personne dans le camp n'était vraiment désolé. On pense à soi d'abord, pourquoi être désolé pour un autre qui risque de ne pas faire long feu, au même titre que tout le monde ? C'est ça qui m'a fait sourire. Il était un pur produit du monde d'avant. Je ne dis pas que c'était mal. C'était assez plaisant. Mais tellement unique et incongru ici ! Mon quotidien avait la dureté du bois qu'on débitait, des pierres qui meurtrissent nos mains. Rien n'y était tendre, rien n'y était mignon, et encore moins poétique. Et le voilà qui débarquait, presque benêt avec ses sourires sincères au milieu des regards de douleur. Il a eu l'air d'apprécier que je sourie à mon tour, et ses yeux ont eu la lumière de ceux d'un enfant de cinq ans.
- Tu as quel âge ?
Il a semblé surpris que je me prenne au jeu. J'étais un peu surprise moi-même.
- Vingt-et-un ans. Et toi ?
J'ai haussé un sourcil. Il avait deux ans de plus que moi et en semblait... je ne sais pas, huit de moins ? Il avait l'air tellement inoffensif, irrémédiablement gentil. Alors, à ce moment, j'ai entendu la petite voix dans ma tête me suggérer qu'il fallait que je l'aide à rester en vie. Il souriait peut-être, mais il était encore plus maigre que moi et dans un état de fatigue assez effrayant. C'était presque mon devoir de prendre soin de ce petit être (qui faisait une tête et demi de plus que moi, mais bref). Sous la pression de la nécessité, j'ai vite pris ma décision, peut-être la seule véritable fois de ma vie où j'ai voulu faire preuve de bonté. Je l'ai questionné :
- Et tu t'appelles ?
- Chrysippe. Et toi ?
- Galatée. Enchantée.
Je ne lui ai pas donné les restes de mon repas. J'avais vraiment envie de le faire, mais je connais les effets de la fierté. Il allait clairement le refuser (voire se sentir offensé), parce qu'il n'était clairement pas le type de personne à accepter facilement qu'on l'aide. Mais j'ai eu une idée.
- Chrysippe ?
Il me fit signe qu'il écoutait.
- Demain soir, dès la fin de tes tâches, tu iras à la tente qui sert de cuisine. Tu leur proposeras ton aide, je crois qu'ils ont besoin d'un commis et ce genre de boulot ne reste pas vacant longtemps.
Est-ce que j'avais cramé mon opportunité d'avoir un quotidien un tout petit peu moins pénible ? Peut-être.
Est-ce que je l'avais fait pour un hespéride que je ne connaissais que depuis un quart d'heure ? Peut-être.
Mais je n'avais pas eu le choix. Enfin, si, justement, c'est parce qu'enfin j'ai eu le choix que j'ai fait ça. Il m'a dévisagée, et il paraissait bien moins benêt ainsi.
- C'est vrai ?
Je lui ai jeté un regard lourd de sens.
- Je ne répèterais pas ça vingt fois.
Il a rit (quand je dis qu'il n'était pas normal, ce gars).

Alors on est devenus compagnons de galère. Il a été pris à la cuisine le lendemain (est-ce que j'ai pour cela fait jouer quelques relations ? Non, ce ne serait pas mon genre...). Je ne serais pas allée jusqu'à affirmer qu'il avait repris du poil de la bête, mais en tout cas il était moins effrayant à croiser. Il ne disait rien, mais je savais par mes propres canaux d'information que la vie en cuisine n'est pas beaucoup plus simple que sur le terrain. Un nouveau venu prend toujours cher, alors avec la peau verte... Je crois avoir entendu deux de ses collègues l'appeler Poireau. Ce qui hors contexte pourrait être drôle si les deux collègues en question n'étaient pas deux brutes. Dans tous les cas je pense sincèrement que ce sera toujours moins dur que les tâches qu'on fait, nous autres, dehors dans le froid. Vis-à-vis de ce quotidien, j'agis un peu comme une autruche. Chaque soir, avant de dormir, j'imagine que j'efface soigneusement tous les souvenirs de ma journée. Comme ça, j'essaie de ne pas trop souffrir.
Et mine de rien, je dors un peu mieux depuis que je parle avec Chrysippe. Le soir, quand on mange, il me raconte des choses variées de sa vie d'avant. Je réponds comme si j'allais encore à l'université, comme si j'étais juste une étudiante normale. Moi, je n'aime pas trop parler de mon avant. Pourtant, il n'y a rien de bien heureux qui puisse me rendre nostalgique. Mon enfance me semble très lointaine. Mon adolescence au fin fond de la campagne n'a rien eu d'exaltant. Et ma vie de jeune adulte... mieux vaut ne pas en parler.
Mais Chrysippe, lui, met un point d'honneur à agir comme s'il y avait de la joie partout. Les flambeaux qui éclairent le camp quand on rentre à la nuit tombée, éreintés ? Il a réussi à me sortir que c'était comme des elfes qui nous guidaient jusqu'au repos. Les tentes d'une couleur un peu orangée ? Il a commencé à imaginer que le camp vu du dessus était comme un champ de fleurs. Il est naïf, il est lyrique, il est ridicule. Moi, je lui demande quel genre de champignons il a préparé en cuisine ce jour-là. Et on rit comme si on était sur les bancs de la fac. Je mentirais en disant que ce n'est pas agréable. Je mentirais aussi si je disais que le retour à la réalité n'est pas atrocement douloureux ensuite. Je suis heureuse que Chrysippe soit là, mais c'est dur parfois. Quand il me raconte des anecdotes de son adolescence, ça arrive que je me lève et que je parte. Il n'en prend pas ombrage, je pense qu'il comprend. 

Un soir, alors qu'on avait déjà parlé un long moment et que les gardiens n'allaient pas tarder à nous forcer à retourner dans les tentes, Chrysippe m'a retenue pour me supplier de l'aider avec un gars qui n'arrêtait pas de lui faire des coups bas. J'ai voulu me dégager mais il tenait fort mon bras.
- Chrysippe, laisse-moi partir.
- S'il te plait, Galatée ! Une fois, une seule, par pitié... Tu peux bien m'aider une fois, non ? Je t'en prie, ça va mal finir, le chef de la cuisine va me... (il étouffa un sanglot) Galatée, s'il te plait...
C'était atroce de devoir me dégager précipitamment alors que je savais très bien qu'il avait plus que jamais besoin de moi. J'aurais pu - j'aurais dû ? - attendre un peu auprès de lui, le consoler, le prendre dans mes bras et lui dire ces bêtises qu'on dit pour calmer un enfant. Mais j'avais si peur d'arriver trop tard à ma tente, et je sais ce qui arrive aux retardataires. J'ai fini par lui promettre que j'allais essayer. Il m'a enfin lâchée.
Je me suis levée précipitamment et j'ai couru vers ma tente, à l'autre bout du camp. Je n'ai pas lancé un seul regard vers mon ami.
Au final, le résultat a été le même. Sauf que je ne l'ai pas aidé.

Quand je suis arrivée devant ma tente, un gardien en uniforme en sortait, avec deux soldats à sa suite. J'ai arrêté de courir, je me suis paralysée en les voyant. Parce qu'eux, en m'apercevant, ont pris un gars à l'intérieur et lui ont demandé :
- C'est elle, celle qui manque ?
Il n'en menait pas large, le pauvre, et il a acquiescé. Le plus haut gradé a avancé à grands pas vers moi et m'a attrapée par le bras.
- Et alors, tu ne sais pas qu'on doit être dans sa tente à l'heure ? Tu as décidé que tu allais te rebeller un peu ?
J'ai bredouillé des excuses, j'ai dit que je ne recommencerais plus. J'allais commencer à paniquer, quand une vague de calme s'est répandue en moi. Comme si quelque chose avait pris pour moi une décision. La décision d'agir, apparemment.
- Je suis à peine en retard ! Je ne mérite pas ça, c'est juste une ou deux minutes de retard ! Je n'ai jamais été en retard depuis que je suis ici, c'est injuste !
Ca n'était pas un grand discours grandiloquent et éloquent, c'était même assez mal tourné, mais j'avais d'autres préoccupations à cet instant que la rhétorique.
L'homme qui tenait mon bras n'a pas eu l'air d'apprécier.
- Et tu réponds ?
Il n'a rien ajouté et a fait signe aux deux soldats de m'emmener avec eux, sans autre forme de procès.

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