Chapitre 2

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Stefano et moi parcourons ensemble les couloirs aseptisés d'un blanc aveuglant du centre, tous nos confrères et consœurs en ébullition dans l'attente des résultats de la sélection biannuelle.

Vêtus de l'uniforme réglementaire, pantalon ou jupe en velours bleu marine, chemise blanche et gilet de brocard assorti au bas — quoique filé d'or —, nous nous pressons vers le cœur du bâtiment principal, lui-même entouré d'autres structures toujours trop claires et trop propres, les rayons du soleil devenant aveuglants lors de leur réverbération.

Le centre Figaro est isolé de tout, érigé ni parmi les Hauteurs ni dans le Caniveau, seulement à l'écart, loin des yeux indiscrets et des espoirs désespérés des ères abandonnés par les saintes sans nom.

Notre société a été érigée suite à de nombreux changements gouvernementaux et environnementaux. La population a été balayée par la maladie, la guerre, la famine, et la mort, et maintenant nous tentons de survivre comme nous le pouvons, entre extrême richesse et lamentable pauvreté.

Je fais partie des rares élus, je suis un rescapé du grand Bouleversement et je ne dois ma survie qu'à Gepetto. Je n'ai jamais l'occasion de l'oublier ou le nier, tout mon quotidien et tous mes enseignements me le rappellent fièrement.

Ma vie appartient à l'organisation et ma conscience ne se rappelle jamais à moi, bienheureux que je suis d'être bercé par les bras de la Fée bleue.

Comme tous les autres Pinocchio, je suis orienté vers les premiers rangs de l'amphithéâtre, séparé de Stefano lorsqu'il est récupéré par les gardiens du centre. Je ne crains pas la solitude, je l'ai toujours connu, mais j'avoue avoir ressenti une pointe d'anxiété lorsque la puce implantée dans son bras a été scannée et qu'on l'a emmené loin de moi.

Son ultime sourire a eu un goût inquiétant, le léger doute qui a brillé dans son unique œil valide m'a fait hésiter à le retenir.

Pourtant je suis là, à marcher comme un bon petit pantin jusqu'à la place qu'on m'a désignée, scruté par les regards curieux et intrusifs des rares invités extérieurs à l'organisation.

Je n'ai pas de pressentiment. Je ne suis plus un vrai jeune homme, je suis un Pinocchio.

Arrivé devant mon siège, j'adresse un signe de tête à ma voisine et m'assieds à ses côtés, le dos bien droit et le visage rivé sur la scène.

— C'est rare qu'on te voie dans ce genre d'évènement, souffle Chiara.

Normalement, nous n'avons pas le droit de parler en public, mais Chiara a toujours été suffisamment intelligente pour ne jamais se faire prendre et s'avère bien trop précieuse et aimée pour être sanctionnée.

Amputée des deux jambes, elle est aujourd'hui une prometteuse danseuse, palliant la rigidité de ses membres inférieurs par une grâce et un expressionnisme presque céleste aussi bien au niveau de ses bras, de son tronc, que de son visage.

J'ai toujours été admiratif de son art et de sa détermination. Arrivée au centre Figaro à l'âge de neuf ans, elle était destinée à ne plus jamais marcher suite à ses deux premières ablations, condamnée à une mort certaine après la gangrène naissante de son annulaire. Le doigt traitre tranché à son tour, Chiara prise en charge par le centre à temps, les traitements de Gepetto lui ont rendu la vie et offert un avenir.

Belle sylphide à la peau noire et aux longs cheveux tressés jusqu'au bas de son dos, Chiara est une des seules parmi les Pinocchio à avoir une opportunité de carrière au-delà de ces murs.

Raison pour laquelle elle ne concourt pas aujourd'hui, soit dit en passant.

Si tout se passe comme prévu, elle intégrera bientôt le ballet des Hauteurs comme danseuse étoile et pourra oublier la tristesse d'une vie orpheline esquintée par la vie, tout en intégrant une riche famille qui la traitera comme leur fille et lui offrira son patronyme.

Marionnettes GangrénéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant