ESTHER
Il tend son bras pour me serrer la main.
Je me dis que comme il connait mon prénom, c'est peut-être moi qui ne me rappelle pas de lui ; je lui serre la main avant de m'asseoir à la table. Un silence envahit la pièce. Il porte une chemise blanche, un pantalon bleu foncé et un manteau noir. Ça fait très longtemps que j'en n'avais pas vu vu de bleu foncé.
- Je m'appelle Ysandre, dit-il.
Il doit voir mon air un peu confus car il se racle la gorge. Je ne me souviens pas que je connais quelqu'un de ce nom, ou quelqu'un qui lui ressemble... Mais peut-être que je suis folle. Rappelez-vous, c'est encore une possibilité.
- Pourquoi tu es ici ?
La demande de l'inconnu me fait tiquer. Il s'est présenté et il veux savoir les raisons de mon internement, donc je suis certaine qu'effectivement, je ne le connais pas. Et qu'il ne me connaît pas non plus.
- Officieusement ou officiellement ? je réponds.
- Officiellement.
- Dépression chronique résistante aux traitements.
Il hoche la tête, et je regarde ses yeux. Deux iris verts-marrons dans lesquels il y a une infinité de nuances qui me font de l'oeil.
- Et officieusement ?
- Je ne veux pas vivre. Je vais bien, mais je n'ai pas envie de vivre.
Nouveau silence dans la salle. C'est évident que dire quelque chose comme ça, ça entraine toujours un effet "chape de plomb" sur l'autre personne.
- C'est pour ça que je suis là.
Là, c'est lui qui me laisse sans voix. Et il continue :
- Je suis à la recherche de quelqu'un qui veux mourir.
- Ne pas vouloir vivre et vouloir mourir, c'est deux choses différentes, j'explique.
Ça doit faire plus d'un an que je m'évertue à essayer d'expliquer ces deux notions à des médecins, psychologues, sophrologues et thérapeutes en tout genre. Vouloir mourir c'est une volonté active, avec un plan de prévu, un objectif défini. Ne pas vouloir vivre, c'est ne pas avoir envie du futur, c'est ne pas vouloir continuer, attendre que son heure vienne en continuant à respirer, il n'y a pas de volonté de se tuer. C'est compliqué à comprendre pour la plupart des gens. Ou du moins pour les gens de l'hôpital psychiatrique.
- Pourquoi vous voulez ça ?
Ma question résonne dans la pièce. Il se renfonce dans sa chaise, et en me regardant dans les yeux, il explique très honnêtement :
- J'ai besoin de quelqu'un pour effectuer une mission-suicide et seule une personne qui veut mourir pourrait accepter cette mission. C'est un service mutuel, j'offre la mort à quelqu'un et il m'offre son sacrifice en faisant ce que je lui demande.
Il me faut plusieurs secondes pour que toutes les informations me montent au cerveau.
- Et c'est quoi la mission ? je questionne.
L'homme baisse les yeux sur la table blanche qui nous sépare.
- Il y aura une voiture grimée en taxi. Il faudra prendre une personne dans la voiture et conduire tout droit dans le lac.
Je déglutis.
- Donc il faut tuer quelqu'un.
- Oui, répond t-il du tac au tac.
- Et se tuer avec, j'ajoute.
- Oui, confirme t-il.
Un ange passe. C'est dur pour mon cerveau d'assimiler toutes ces informations car premièrement, on marche sur la tête, et deuxièmement, les médicaments du midi font toujours effet. J'ai l'impression d'être extrêmement lente et ralentie. Pour être sûre de bien comprendre et de ne pas être en train d'halluciner, je reformule toute la conversation :
- Vous recherchez un suicidaire pour commettre un meurtre-suicide à votre place ?
- C'est ça. Et ce n'est pas tuer un inconnu, c'est quelqu'un que je connais, dont je dois me venger.
L'homme se tait un instant puis rouvre la bouche, avant de détourner le regard.
- Est-ce que ça vous intéresse ?
Mes yeux s'écarquillent. Je n'avais pas compris que c'était une invitation, je ne croyais pas qu'il irait jusqu'à me demander. Mais en réalité, c'était prévisible. Je suis ralentie - c'est le mot.
- J'ai rencontré des dizaines de personnes comme vous, avance t-il. Je cherche le candidat idéal.
- Le suicidaire idéal n'existe pas, je murmure.
- Vous n'êtes pas suicidaire. Vous n'avez juste plus envie de vivre, ni d'être internée ici, je suppose.
Il sort un papier et un stylo de la poche de son manteau et commence à écrire dessus.
- Si jamais vous en avez vraiment marre un jour, je vous laisse mon numéro et on pourra se rendre service mutuellement.
Je prend le papier et le plie en deux. Sans un autre mot, mais avec un air apaisé, il se lève et range sa chaise avant de me tendre à nouveau sa main. Je l'imite et lui serre la main, perturbée par cet échange mais incapable de réfléchir clairement à ce qu'il vient de se passer.
- Au revoir, Esther.
Mais il dit ça comme si il savait que c'était faux, comme si c'était un mauvais rôle. Je le regarde repartir par la porte en face. Et je me retrouve toute seule. Alors je fais la seule chose que j'ai à faire : je déplie le papier pour regarder le numéro écrit sur le coin de feuille blanche. C'est une encre bleue marine. Belle comme tout.
Douze jours et trois heures plus tard exactement, je suis dans le bureau des infirmières pour passer un appel. Je compose le numéro que j'ai appris par coeur - ça m'a occupé pendant presque deux semaines - et je colle le combiné mon oreille. Une aide-soignante est en train de prendre son café à trois mètres de là.
Bip. Bip. Bip. Bip. B...
- Allô ?
Et là, j'ai un trou noir. Le vide m'aspire l'espace d'un instant. Je vais mettre fin à mes jours en emportant quelqu'un avec moi. Et je ne sais plus quoi dire.
- Allô ? répète l'homme au bout du fil.
L'aide-soignante tourne la tête vers moi et je raccroche d'un seul coup.
- Ben, Esther, fallait parler !
- J'ai pas réussi, je dis.
- Ça ira mieux au prochain appel, c'est bien que tu te socialise un peu. Je vais te raccompagner à ta chambre.
L'échec est cuisant. J'étais pourtant prête. J'avais appris le numéro. J'en avais marre. Je voulais provoquer le destin, je n'arrivais plus à me laisser vivre en attendant mon heure. J'étais trop impatiente de ne plus exister. Deux larmes coulent sur mon visage quand l'aide-soignante tourne les clés dans la serrure. Je suis de nouveau seule et enfermée dans cette chambre toute blanche. Sans espoir de sortie.
Franchement, j'aurais préféré avoir une dépression chronique résistante au traitements.
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JOURS SANS FIN
RomanceUne suicidaire, une mission suicide, un cadre dans la finance. C'est comme ça que tout a commencé. Mais ce n'est pas comme ça que ça s'est terminé.