Les livres débutent la plupart du temps par des scènes triviales dans lesquelles, tôt ou tard, l'extraordinaire fait irruption. Je vous épargnerai la majeure partie de mon existence ordinaire afin de saisir uniquement ce moment étrange où l'inimaginable se présenta.
Ce moment, je ne l'oublierai jamais. Le temps a effacé nombre de mes souvenirs et beaucoup d'entre eux sont si flous et si lointains qu'ils ne me paraissent correspondre à aucune réalité passée, mais je peux décrire ce jour-là avec une précision chirurgicale.
Je m'étais levée trop tôt à mon goût, comme tous les matins où il fallait aller en cours. Je haïssais cette obligation d'obéir à l'appel impatient du réveil qui sonnait inlassablement, alors qu'aucune lumière ne perçait encore à travers les persiennes de la chambre. C'était le triomphe de l'artifice, de la contrainte sociale ; la déplorable défaite de la nature dont les rythmes incertains ne convenaient plus à la régularité humaine. Bien que sans enthousiasme, et même avec quelques réticences, je me soumettais chaque jour à ce bourdonnement détestable.
Après un petit déjeuner pour le moins frugal - quelques céréales assorties d'une lichette de lait écrémé -, je m'étais rendue à l'université. Mon appartement se situait assez près de celle-ci pour que je pusse m'y rendre à pieds en une vingtaine de minutes. C'était en janvier, et depuis plusieurs semaines je faisais ce trajet dans l'air froid et humide des matins hiémaux ; la lueur monotone des réverbères qui éclairaient mon chemin ne compensait que vaguement la morosité de la ville encore engourdie. Je n'écoutais pas de musique à l'aller. J'aimais pouvoir entendre le ronronnement régulier des voitures qui se relayaient sur les rues blanchies de givre.
J'arrivai à destination en avance, trop soucieuse d'être ponctuelle pour courir le risque d'avoir du retard. J'entrouvris gauchement l'une des doubles portes de la faculté de Lettres, me glissant dans l'entrebâillement pour ne pas avoir à l'ouvrir en entier. Le hall était glacé et désert. Je me hâtai de gravir l'escalier menant au premier étage et m'engouffrai dans le couloir menant jusqu'à la porte de l'amphithéâtre dans lequel j'avais cours de littérature. La température y était tiède. J'étais la première arrivée. J'en profitai pour me positionner contre un radiateur, me régalant de la chaleur qu'il dégageait.
Les autres étudiants arrivèrent, certains seuls, d'autres par petits groupes dont les babillements enjoués résonnaient depuis le hall. Peu à peu, leur présence inonda le couloir de bruit. Je me contentai de saluer aimablement ceux qui posaient les yeux sur moi, gardant mes distances comme une bête sauvage. Madeleine arriva cinq minutes avant le début du cours. Elle se glissa à mes côtés, posant sa gibecière entre ses pieds sans le moindre égard. Elle me fit la bise, ses lèvres fardées de pourpre claquant sur mes joues.
- J'ai cru que j'allais être en retard, me dit-elle, aucun tramway n'est passé durant une trentaine de minutes...
- Quelqu'un qui a tenté de se jeter dessous, peut-être.
Elle soupira. Je tournai le visage vers elle pour la contempler. Madeleine était agréable à regarder. Son teint, ni pâle, ni hâlé, était doré. Ses prunelles noisette pétillaient de malice derrière le verre des lunettes dont l'épaisse monture noire reposait sur son nez retroussé. Elle arrangeait toujours ses cheveux mi-longs avec soin, les modelant en des coiffures sophistiquées que je lui enviais. Elle avait réalisé un chignon faussement négligé, savant assemblage dont émergeaient des mèches châtaines. J'admirais les méandres qu'elles décrivaient autour de son cou, tantôt tressées, tantôt bouclées en d'indéfinissables anglaises.
- Tu pourrais être moins déprimante ! Fit-elle d'une voix dont le ton oscillait entre le rire et le reproche.
Je lui adressai un sourire désolé. Elle savait bien que j'avais l'esprit sombre. Elle ne parut pas m'en tenir rigueur puisqu'elle acheva sa complainte.
- J'ai dû forcer le passage dans le seul tram' qui est passé et je peux te dire qu'il ne fallait pas être agoraphobe ni claustrophobe pour accepter de se taper un trajet écrasée au milieu d'une foule aussi compacte. En plus, il y avait un type qui puait dans le wagon...
Elle grimaça avant de se pencher paresseusement pour saisir la bandoulière de sa besace. Je détournai les yeux de Madeleine pour constater que le professeur de littérature était arrivé, jonglant maladroitement avec une pile de photocopies, son cartable, et un lourd trousseau de clés parmi lesquelles se trouvait celle qui ouvrit bientôt la porte de l'amphithéâtre.
Nous nous engageâmes à l'intérieur, franchissant sans empressement le goulot d'étranglement qu'était devenue l'étroite entrée de la salle alors qu'une centaine d'étudiants cherchaient à y pénétrer en même temps. Tandis que nous montions les quelques marches menant aux places hospitalières du quatrième rang, je humai l'habituelle odeur de renfermé qui flottait dans la pièce.
Je m'assis mollement sur le strapontin que je m'étais choisi et dont le battant me sembla dangereusement lâche. Il était déjà arrivé qu'un étudiant se fût ainsi retrouvé les fesses par terre en plein cours. Prudente, je me glissai sur le siège d'à côté avant de déballer mes affaires, empilant les volumes que nous étudions alors. Je parcourus l'amphithéâtre d'une œillade circulaire, arrêtant parfois mon regard sur tel ou tel individu, captant son allure et détaillant ce qui reposait sur son pupitre.
Le cours débuta en retard, comme toujours. Je m'efforçai de prendre des notes afin de ne pas m'assoupir. Le thème de la séance était loin d'être inintéressant, celle-ci portait sur la descente aux Enfers dans les épopées, mais il était trop tôt. Peu à peu, l'aube projeta des rayons fades dans la pièce ; et le ciel s'éclaircit dehors, prenant une teinte grisâtre assez morne. Il faisait à peu près jour lorsque le professeur mit fin à son cours, nous distribuant une série d'extraits du Paradis Perdu de John Milton que nous aurions à commenter pour la semaine d'après. Je survolai les textes du regard. Je me souviens encore, avec précision, d'un extrait qui me marqua. J'ignorai alors qu'il prendrait sens plus tard, lorsque cette vie me paraîtrait avoir été celle d'une autre : « L'esprit est à soi-même sa propre demeure, il peut faire en soi un ciel de l'enfer, un enfer du ciel. Qu'importe où je serai, si je suis toujours le même et ce que je dois être. »
- On va à la bibliothèque ensemble ?
La voix indolente de Madeleine m'incita à interrompre la lecture, et je rangeai mes affaires tout en lui répondant.
- Non, désolée. Je dois rentrer, j'ai un cours de danse cet après-midi.
Elle acquiesça en me souriant. Je pratiquais la danse classique depuis ma plus tendre enfance et c'était pour moi une réelle passion.
- Amuse-toi bien, alors.
Elle se hâta de sortir. Je la regardai disparaître dans la foule avant de m'y engager moi-même.
Cela arriva sur le chemin du retour. J'avais alors enfoncé des écouteurs dans mes oreilles. La Pavane op. 50 de Gabriel Fauré y susurrait ses notes élégantes et subtiles. La ruelle était déserte. Je me souviens du ballet des voitures sur la route que j'essayais d'atteindre sans me presser. Un bus passa. Un sifflement. Une lumière bleue. L'air se fit rare. Je n'eus pas le temps de paniquer. Les chœurs commençaient tout juste de retentir à mon ouïe.
Et ce fut le néant.
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Etain
FantasyC'était dans une autre réalité, au sein d'une société esclavagiste et impitoyable. Etain y avait été précipitée depuis notre monde. Asservie dès son arrivée, tourmentée puis brisée, elle dut s'adapter à une nouvelle vie. Elle n'y parvint jamais tota...