II

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- « Alors Monsieur Payne, comment vous sentez-vous ? »

Cela débute toujours avec la même question, ce qui a le don de m'agacer sérieusement mais je suis ici pour parler de moi, de mon état mental et je l'accepte, enfin j'essaye. Le Dr. Allen est vraiment quelqu'un de bien, je me sens à l'aise dans son cabinet et je commence enfin à assumer le fait que j'ai besoin de quelqu'un pour m'aider. Mais sans savoir pourquoi, ce matin-là, mes mots ont dépassé ma pensée.

- « Je ne suis pas venu ici pour vous raconter mon quotidien ou comment je vais, parce que vous savez tout comme moi que ceux qui vont chez le psy ne vont pas bien. Seulement ce qui me fait du mal, ce n'est pas quelque chose qui m'affecte depuis longtemps, je n'ai pas eu d'enfance difficile, personne ne m'a jamais maltraité. Je n'ai rien vécu de grave sur le long terme. » réponds-je en étant moi-même surpris de cet élan de colère incontrôlable.

Le rouge me monte aux joues, je n'ai pas l'habitude d'être agressif quand il n'y a pas lieu d'être. Elle ne semble pas avoir été atteinte par mes propos et reste impassible mais préoccupée, comme toujours.

- « Pourquoi estimez-vous que votre souffrance puisse avoir moins de valeur que celle d'un autre ? » demande-t-elle d'une voix calme en levant la tête de son carnet de notes.

- « Parce que ma souffrance, je la mérite... »

Sa tête se balance en un léger mouvement et elle a une mine perplexe. Je commence à connaître ses mimiques, cela veut dire qu'elle n'était pas tout à fait d'accord mais pas en désaccord non plus. Elle ne dit pas un mot suite à mon intervention.

- « ... »

Le Docteur me fixe droit dans les yeux et continue à rester muet, malgré les trois mètres qui nous séparent, j'ai l'impression de voir ses prunelles azures comme si elle se tenait à une vingtaine de centimètres de moi. Cela me stresse, je n'arrive pas à comprendre ce que cela veut dire. J'ai fait un pas vers elle, je lui ai dévoilé une partie de mon mal-être. Cela devrait être une victoire mais mon effort est réduit à néant car elle refuse de commenter cette révélation.

- « Pourquoi ne dites-vous rien ? » demandé-je timidement au bout d'un certain temps.

Après quelques secondes supplémentaires de silence, elle soupire et passe subitement aux aveux.

- « Monsieur Payne, cela fait trois mois que je vous vois en consultation à raison d'une fois toutes les deux semaines. Il me semble avoir tout essayé pour que vous vous livriez à moi, vous semblez hermétique à toutes les théories de la psychanalyse. Cela n'est pas une critique mais comme j'ai épuisé les approches que je considère comme étant les plus fonctionnelles, je crains que je ne puisse pas vous aider si vous ne souhaitez pas parler... » Elle cherche ses mots l'espace de quelques dixièmes de secondes « Je peux continuer à vous voir si vous le souhaitez car je ne laisserai jamais un patient dans le besoin mais j'ai l'impression que vous perdez votre temps et gaspillez votre argent en venant ici. Je ne suis pas ce genre de personne qui aime exploiter les autres, je ne monte pas un business sur la souffrance des autres. Après, je peux tout à fait comprendre que je ne vous convienne pas en tant que psychiatre et je peux vous recommander certains confrères qui seront sûrement plus aptes à vous venir en aide. Ce qui me chagrine, c'est que la démarche vient de vous à la base mais vous semblez vous être découragé. Peut-être qu'un jour vous aurez le déclic et que vous reviendrez vers moi, mais j'ai l'impression que ce n'est pas le cas actuellement. Dites-moi si je me trompe... » dit-elle avec sincérité et son calme légendaire.

Elle a entièrement raison, ma venue ici n'a aucun intérêt et nous perdons tous les deux notre temps. Mais je ne peux pas me résoudre à abandonner alors que j'ai fait tout ce chemin. Je ne pourrais pas recommencer avec un autre médecin, bâtir une relation de confiance, dans un cadre appréciable. J'ai de la chance d'être tombé directement sur une bonne psychiatre, une personne attentionnée, faisant passer les besoins des patients avant les siens.

- « Je crois que j'ai juste besoin de temps » lancé-je à défaut de trouver quelque chose de plus construit et intelligent à dire.

Je n'ai pas besoin de temps en réalité mais de courage, je ne peux pas me résoudre à le reconnaître mais il faut que je prenne le taureau par les cornes et parle mais c'est bien plus facile à dire qu'à faire.

- « je vous propose de tenter une expérience. Nous n'allons pas fixer de rendez-vous la semaine prochaine, ni celle d'après, ni les suivantes. Au moment où vous vous sentirez prêt, vous m'appellerez et nous fixerons un rendez-vous en urgence. J'ai compris ce que vous vouliez dire lorsque vous aviez dit que des gens étaient plus malheureux que vous. Cela n'est pas vrai mais j'ai saisi l'idée. Votre libération dépend d'un aveu, de quelque chose qui vous tient certainement à cœur mais cela ne vous empêche pas d'être une personne équilibrée et nécessitant un suivi inutile. Le jour où vous aurez vraiment besoin de moi, je vous fais la promesse d'être là. »

C'est tout, elle me suggère de l'appeler quand je m'en sentirai capable. Mais je l'ai déjà appelée une fois lorsque j'étais en pleine détresse, je suis toujours mal, je ne vais pas bien. J'ai besoin de quelqu'un qui puisse m'écouter sans me juger et m'aider à savoir quoi faire. Sans savoir pourquoi, j'ai décidé de lui faire confiance, après tout elle est la mieux placée.

- « D'accord j'accepte » dis-je sans conviction et à contrecœur.

- « Bien, mais n'oubliez pas que je reste votre psychiatre et que vous pouvez m'appeler en cas d'urgence ou de déclic » me répondit-t'elle en m'adressant un large sourire.

Elle me raccompagne à la porte et me lance un jovial « à bientôt Monsieur Payne » en me serrant la main avec assurance.

En descendant les quelques marches qui me ramènent au vacarme assourdissant de la rue j'ai décidé de prendre le temps de réfléchir à ce qu'il s'est véritablement passé cette nuit-là. Je me remémore l'impact comme si c'est j'avais été touché, cette douleur qu'elle a dû ressentir, je peux la sentir parcourir mon corps tout entier. Je me souviens de son visage, ses traits fins et son nez un peu trop grand mais donnant un certain équilibre à l'ensemble. Ses cheveux châtains courts à la garçonne et surtout le sang, entachant son air innocent et inoffensif. Je lui ai infligé une telle horreur. Pris de convulsions et d'angoisses, je m'assois en bas de la dernière marche et tente tant bien que mal de me calmer en expirant le plus fort possible.

Cela m'arrive tout le temps quand j'y repense. Il n'y a pas un jour où je suis pris de sanglots, de confusions, d'hallucinations ou de tremblements soudains. Le point de départ est la pensée que cette fille pourrait être morte. J'ignore ce qui lui est arrivé ensuite. Je suis peut-être un meurtrier et si c'est le cas, je ne mérite pas de vivre.

Accident FatalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant