Elisa

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C'était la fille un peu bizarre de la classe, qui s'assied toujours sur la quatrième chaise de la troisième rangée, et qu'on oublie là chaque année après la rentrée et les regards suspicieux. On la regardait toujours bizarrement au début. Elisa c'était un corps mince, trop mince, abîmé comme si elle avait oublié de s'en occuper, comme on oublie d'arroser une jolie fleur, et elle parlait tellement peu qu'elle en devenait transparente. Mais Elisa c'était avant tout ces yeux bleus, mais pas bleu de ciel d'été, plutôt le bleu passé triste et marron de la mer du Nord, un bleu de pluie. Et c'était ce regard, affolé,  brisé cassé en deux d'avoir trop plié, d'avoir trop pleuré. Mais personne voyait jamais ses yeux, la faute à cette fichue manie qu'elle avait de baisser la tête en permanence.  Alors on la laissait là, sur sa chaise, avec son cœur lourd comme un éléphant obèse et sa bouche cousue par le fil blanc du manque d'assurance. C'était dommage qu'elle ne parle pas, c'était dommage qu'elle soit ce genre de fille auquel on ne prête pas attention, parce que pas assez belle, parce que pas assez heureuse, parce que pas assez intelligente en apparence. C'était triste que personne n'ait  envie d'aller voir en dessous de cette carapace délavée.

Parce qu'Elisa elle avait juste envie d'aider, d'aimer et d'être aimée, parce qu'Elisa elle avait son cœur sur la main, même si elle trop lourd pour ses petits bras malingres. Et ce cœur s'il pesait autant c'était à cause de tout l'espoir, de toute la gentillesse, de tout l'amour et de surtout de toute cette abnégation qui l'encombrait, enfouis sous des couches et des couches de désespoir, de manque, de timidité, de peur. Elisa elle avait trop vécu, trop vite, trop fort, et elle en avait oublié de respirer. Elle avait voulu tout savoir, elle avait voulu aimer sans parachute, danser sans écouter la musique, elle avait voulu toucher le soleil mais était tombée quand ses ailes l'avaient lâchée. Et alors elle avait peur. De quoi ? Elle-même ne savait pas. Elle vivait dans la peur, elle dormait dans la peur, elle mangeait dans la peur, se lavait dans la peur, pensait dans la peur, et elle était surement persuadée de vieillir puis  mourir dans la peur. C'est dommage parce qu'il aurait suffit d'un petit sourire, d'un petit geste de tendresse, d'un mot gentil, pour que cette carapace se brise et qu'elle se donne entière, sans compter, à son sauveur.

Et dans ses yeux on pouvait voir plus de nuances que dans tous les Van Gogh réunis, et dans ses yeux on lisait plus d'histoires que dans la Comédie Humaine de Balzac. Et dans ses yeux on voyait un peu de mort un peu de vie beaucoup de pas assez, et pas assez de beaucoup.

          


Mes aurores boréales briséesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant