Chapitre 4 - La vie de Jared

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Brian m'a demandé d'écrire quelques lignes sur moi afin de mieux comprendre mon parcours. Je dois vous avouer que je ne suis pas doué pour l'écriture. Mais comme Pete et Ray ont insisté pour que j'accepte la demande de Brian, je n'ai pas vraiment le choix. Alors voilà, je me lance.
Je m'appelle Jared Samuel Tanner et je suis né un cinq juillet à Santa Barbara, en Californie. Ma famille a déménagé à Portland quand j'avais dix ans. Je ne suis pas certain de vouloir vivre ici après la fin de mes études universitaires. Cela dépendra si Ray veut rester, et si nous sommes toujours ensemble. Je n'ai pas prévu de rompre avec lui, mais c'est simplement que j'ai du mal à me projeter dans six ans.
J'ai eu une enfance somme toute ordinaire. Je me suis cassé quelques os, dont une jambe et une clavicule qui m'ont privé des joies du ski. Maman et Papa étaient plutôt permissifs, au bon sens du terme. Ils me laissaient faire mes propres expériences, sous réserve que je ne me mette pas en danger. J'ai appris assez tôt à me débrouiller tout seul, tout en sachant que je pouvais faire appel à mes parents en cas de besoin. Et ils m'ont soutenu à plusieurs reprises, quand j'ai fait mon coming-out et quand j'ai fait une dépression, mais je reviendrai là-dessus un peu plus tard.
J'ai commencé l'école à l'âge de quatre ans, avec une année d'avance par rapport à la moyenne. Je garde un bon souvenir de l'école primaire. Je n'avais aucun mal à me faire des amis. J'étais sportif, intelligent et mignon (selon certaines personnes). Quand nous devions faire des équipes en sport, j'étais l'un des premiers choisis. Je fis partie des groupes de travail avancés en calcul et en lecture dès le CP. Les autres élèves aimaient bien être en ma compagnie.
Un de mes camarades de classe habitait à quelques centaines de mètres de chez moi. Il s'appelait Max. Il avait un an de plus que moi, mais cela ne le dérangeait pas, car nous étions dans la même classe. Pendant les week-ends et les vacances, nous étions inséparables. Nos jeux favoris étaient le base-ball, le basket et le foot, mais nous étions partants pour toutes les activités de plein-air.
Je fis la connaissance de Max dans la cour de récréation, au milieu de l'année de CE1. Il avait les cheveux blond foncé, un visage allongé et il était court sur pattes. C'est curieux, mais je ne me souviens plus de la couleur de ses yeux.
Nous venions d'inventer un jeu. La cour de récréation était délimitée par deux murets. Le but du jeu était de frapper le ballon avec le pied pour le faire passer au-dessus du muret de l'équipe adverse, éloigné d'une trentaine de mètres. Peu d'entre nous avaient la force nécessaire pour tirer aussi loin, et le jeu consistait avant tout à intercepter le ballon pour taper dedans. Le résultat était une bande de gamins qui se bousculaient autour d'un ballon, avec les inévitables collisions et genoux égratignés qui en résultaient.

Max et moi étions à la poursuite d'un ballon qui venait dans notre direction. Nous étions chacun à mi-chemin du ballon et courions l'un vers l'autre en ligne droite. Je ne vous fais pas un dessin, vous aurez deviné la suite.
Imaginez un gamin de sept ans et un autre de huit qui se percutent en courant à toute vitesse. Vous aurez une collision frontale et deux hommes à terre.
Nous restâmes étalés sur le dos, complètement sonnés, pendant ce qui sembla être une éternité. Finalement, une surveillante s'approcha de nous pour voir ce qui se passait. Quand elle s'exclama « Oh, mon Dieu ! », je sus qu'il y avait un problème. Je me redressai en position assise en même temps que Max et j'aperçus une entaille longue de trois centimètres qui lui barrait le front. Son visage était couvert de sang. Je passai la main sur mon propre front et découvris que je saignais aussi. Le liquide poisseux me coulait dans les yeux.
Max, avec un grand sourire, me tendit la main et dit :
- Enchanté de faire ta connaissance. Je m'appelle Max.
- Moi, c'est Jared.
Je lui serrai la main, et nous éclatâmes de rire. La surveillante nous jeta un regard consterné, se demandant si nous avions perdu la tête, avant de nous accompagner à l'infirmerie au pas de course. Pendant que l'infirmière nous appliquait un bandage pour contenir le saignement, nous eûmes le temps de faire plus ample connaissance. Nous découvrîmes que nous étions voisins, ce qui nous rapprocha encore davantage.
Je me souviens que l'infirmière se fâcha tout rouge parce que nous bavardions comme des pies au lieu de souffrir en silence.
- Est-ce que vous allez enfin vous taire ?
Ainsi réprimandés, nous baissâmes d'un ton et chuchotâmes. Le temps d'arriver aux urgences, nous avions déjà convenu de nous revoir le week-end suivant.
Le fait de recevoir des points de suture ne nous faisait pas peur. Max et moi poursuivîmes notre bavardage jusqu'à ce que le docteur nous demande de nous taire pour pouvoir se concentrer sur son travail. Mais dès qu'il eut terminé, nous reprîmes la conversation là où nous l'avions laissée.
Pendant que nous étions en train de nous faire recoudre, la mère de Max et la mienne se retrouvèrent à l'accueil de l'hôpital pour régler les questions d'assurance. Elles s'efforcèrent de faire bonne figure malgré leur inquiétude à notre sujet. Quand nous sortîmes ensemble de la salle de soins, je crois qu'elles furent surprises de constater qu'il n'y avait aucune animosité entre nous. Au contraire, elles virent deux garçons en train de devenir amis.
Quand elles découvrirent que nous étions voisins, elles nous emmenèrent déjeuner, sans doute pour faire connaissance entre elles, comme il était évident que nous serions amenés à nous revoir. Le contact sembla bien passer, car nos familles devinrent rapidement proches l'une de l'autre.
Je suis un enfant unique, tout comme Max. Ses parents aimaient bien l'idée de m'avoir à proximité afin que je puisse l'occuper. Il devait être épuisant. Mes parents ne cautionnaient pas toutes les bêtises dans lesquelles il m'entraînait, mais à l'exception de quelques fessées bien méritées, nous avions la paix. Je ne veux pas dire que nous étions abandonnés à notre sort, comme l'était Brian, mais nous ne faisions rien pour mériter une vraie raclée, du moins pas souvent.
Je me souviens d'une correction mémorable, cependant. Je ne sais plus pourquoi, nous avions eu la brillante idée d'allumer un feu de camp dans la cour derrière la maison de Max. Ce n'était pas un grand feu, mais quand nous quittâmes les lieux, nous, euh, oubliâmes d'étouffer les flammes. Quelques heures plus tard, mes parents nous convoquèrent dans le salon. Papa, d'ordinaire plutôt calme, était rouge de colère.
- Est-ce vous qui avez allumé un feu dans la cour de Max ce matin ?
Comment est-ce que des gamins de neuf ans étaient censés réagir face à un adulte en colère ? Nous mentîmes.
- Non !
Et boum ! Je n'étais pas certain de pouvoir m'asseoir de nouveau avant plusieurs jours. J'étais privé de sortie pendant un mois, et je devais aussi aider Max et ses parents à reconstruire la cabane qui avait été détruite au cours de l'incendie. Le chantier s'avéra plutôt amusant, et rien ne pouvait miner notre bonne humeur très longtemps. Nous en fîmes un jeu. Ses parents renoncèrent à l'idée de nous faire prendre la situation au sérieux, mais ils firent en sorte que nous comprenions la gravité de nos actes et de leurs conséquences.
Je me retrouvai avec Max en classes de CE2 et de CM1. Nos instituteurs furent obligés de nous séparer dans l'intérêt des autres élèves, tellement nous étions turbulents. Plus nous passions de temps ensemble, plus nous devenions proches. Certaines personnes nous prenaient pour des frères, parce que nous avions appris à communiquer avec le regard ou un simple geste, mais nos traits étaient clairement différents.
Vers le milieu du CM2, notre amitié se transforma. Max commença sa puberté. Parallèlement aux sautes d'humeur caractéristiques de l'adolescence, ses hormones se réveillèrent. Il me montra toutes sortes de choses que j'aurais mieux fait d'apprendre lors du début de ma propre puberté, deux ans plus tard. Non pas que je trouvais ce qu'il me montrait désagréable, mais je crois que j'étais encore trop immature pour y être initié.
Mon père me surprit en train de me masturber dans ma chambre, un matin. Quand il vit ce que je faisais, il dit simplement : « Quand tu auras fini, nous en discuterons ensemble, Jared. » Il était resté calme et n'avait pas élevé la voix, refermant la porte derrière lui comme s'il ne s'était rien passé. Bien entendu, je n'étais plus d'humeur, et j'étais même mort de honte. Je m'habillai rapidement et restai enfermé dans ma chambre jusqu'à ce que mon père frappe à la porte de nouveau et demande s'il pouvait entrer. C'était la première fois qu'un de mes parents respectait mon droit à l'intimité.
- Est-ce que je peux entrer, Jared ?
Je ne répondis pas tout de suite, cherchant un moyen de fuir la situation.
- Jared ?
Sa voix trahissait une pointe d'inquiétude.
Je poussai un profond soupir et répondis :
- Oui, tu peux entrer.
La porte s'ouvrit doucement. J'étais avachi contre le mur, de l'autre côté de la pièce. Papa ne m'aperçut pas tout de suite. Il s'assit au bord du lit, me tournant le dos, et commença à parler. D'abord, il aborda le sujet de la masturbation, en précisant que tous les garçons essayaient tôt ou tard, et que c'était naturel d'être curieux et de découvrir son corps. Il m'expliqua également ce qui arrivait pendant la puberté, sans utiliser le terme. Comme je n'avais aucun des signes qu'il décrivait, j'étais inquiet. Je pensais que je n'étais pas normal. Mais en l'écoutant, j'appris que la puberté se manifestait différemment d'une personne à l'autre, et que ce n'était pas grave si je n'avais pas encore commencé ma croissance, comme mon tour finirait bien par arriver.
A un moment, il réussit à me faire sortir de ma cachette, et je m'assis sur le lit, face à lui. Il me posa quelques questions sur mon corps, mais choisit ses mots afin qu'elles ne soient pas embarrassantes. Cela ne me viendrait pas à l'esprit aujourd'hui, mais il parvint à me faire dire ce que j'étais en train de faire, et où je l'avais appris. Je répondis sans mentir, ce qui revenait plus ou moins à dénoncer Max.
Nous abordâmes le sujet de la sexualité en général, de l'amour entre un homme et une femme, et de la façon dont les bébés étaient conçus. Il me dit que Maman et lui voulaient que je fasse attention, car si je mettais une fille enceinte, je pouvais faire une croix sur mon avenir. Autant que je me souvienne, le sujet de l'homosexualité ne fut pas abordé.
Je ne m'en rendis pas compte immédiatement, mais les confessions faites à mon père au sujet de la personne qui m'avait initié à la masturbation mettaient Max en porte-à-faux. Papa raconta au père de Max ce que ce dernier m'avait appris, et cela le rendit furieux. Il hurla sur mon père, le traitant de tous les noms, et lui dit de me tenir éloigné de Max.
Quand je me rendis à l'école le lendemain, Max m'ignora jusqu'au déjeuner, puis il me tomba dessus à bras raccourcis.
- Comment est-ce que tu as osé ? Ton père a raconté au mien que j'avais une vie sexuelle et maintenant, je suis privé de sortie à vie ! Ils me font changer d'école ! Je ne verrai plus jamais mes amis, et c'est entièrement de ta faute ! Je ne veux plus te voir. Je ne veux plus jamais te parler. Maintenant, laisse-moi tranquille !
Et c'est la dernière fois que je vis Max. J'étais effondré. J'avais tout perdu à la fois : mon meilleur ami et la seule personne avec qui je pouvais vraiment discuter. Mes parents essayèrent de me changer les idées, mais je ne voulais pas en entendre parler. Quand ils évoquaient le nom de Max, je me détournais d'eux et rentrais dans ma coquille. Je devins déprimé et taciturne, m'isolant de mon entourage. Mon seul plaisir restait le base-ball, mais même mon sport favori avait perdu de son intérêt par rapport à l'époque où Max était encore là.
Mon père perdit son emploi à la fin du mois de mai et en trouva un autre à Portland, en Oregon. Je rejoignis une équipe de base-ball, mais je ne me fis pas d'amis. J'étais toujours affecté par la rupture brutale de mon amitié avec Max.
Le jour de mon anniversaire arriva. Maman essaya d'organiser une fête avec mes amis, mais je refusai. Je finis par accepter de le célébrer avec ma famille proche : mes parents et mes grands-parents maternels. Pas vraiment une fête, plutôt une excuse pour manger du gâteau et de la crème glacée. Cela ne dura que quelques heures.
Les mois passèrent et l'été toucha à sa fin. L'école allait bientôt reprendre. Pendant les vacances estivales, quand je n'étais pas sur le terrain de base-ball, je partais seul à la découverte de mon nouvel environnement. Je n'avais plus d'amis et passais beaucoup de temps à broyer du noir. J'avais trouvé un endroit isolé dans le parc, qui était caché par des arbres et des broussailles. Je n'étais pas dérangé quand je me réfugiais à cet endroit, et c'était mieux ainsi. Je ne sais pas comment j'aurais réagi si quelqu'un avait croisé mon chemin. Ou plutôt si.
Le lendemain de la rentrée scolaire, je me rendis directement à ma cachette dans le parc après les cours. Je tombai sur un lycéen et sa copine en train de s'embrasser. Plutôt que de m'éloigner, ce qui aurait la bonne réaction, je poursuivis mon chemin vers la cachette. Décision d'autant plus stupide que le lycéen avait un physique de rugbyman.
- Casse-toi, gamin.
- C'est un pays libre.
- Je t'ai dit, casse-toi !
- Non.
Vous aurez deviné la suite. Il me flanqua une raclée. Quand il eut terminé, lui et sa copine m'abandonnèrent sur place. Je n'étais pas amoché au point de ne pas pouvoir rentrer à la maison, mais mon T-shirt bleu était devenu mauve à cause de tout le sang qui avait coulé de mon nez et de l'entaille sous mon œil. Quand je franchis le seuil de la maison, ma mère devint hystérique et exigea de savoir qui m'avait cassé la figure. Je ne lui répondis pas directement et lui dis que j'en faisais mon affaire.
Evidemment, elle ne se contenta pas de ma réponse. Papa non plus, mais il ne me pressa pas autant que Maman. Il me comprenait mieux et savait à quel moment j'étais plus disposé à parler.
Il me rappela simplement qu'il était toujours prêt à m'écouter si j'avais besoin de lui dire quelque chose. Je ne donnai pas suite sur le moment, mais quelques mois plus tard, j'allais me souvenir de sa proposition.
Mon année de 6ème se déroula sans incident. Pendant l'année de 5ème, mes résultats scolaires se dégradèrent sensiblement. Mes parents s'affolèrent, me privant de sortie, confisquant la télévision et d'autres objets qui avaient de toute façon perdu tout attrait à mes yeux. Je m'étais fait de nouveaux amis, voyez-vous. Mais pas le type d'amis que les parents voient d'un œil favorable.
John, Troy et Larry étaient les petites frappes du coin, et quand ils étaient dans les parages, les ennuis n'étaient jamais loin. Ils avaient chacun été interpelé à plusieurs reprises pour trouble à l'ordre public et d'autres bricoles mineures. Mais ce n'était pas ce qui m'avait attiré chez eux.
Un jour de janvier de mon année de 5ème, j'étais tombé sur eux dans une clairière que je traversais habituellement pour me rendre dans ma cachette, dans le parc. Ils tenaient chacun une bouteille de vodka, et deux autres bouteilles gisaient vides sur le sol derrière eux. Quand ils m'aperçurent, ils m'interpelèrent et m'invitèrent à les rejoindre, ce que je fis. Ce fut la première cuite de ma vie, mais certainement pas la dernière.
La consommation d'alcool devint une habitude. Je perdis le contrôle assez rapidement. Je me rendais en cours en état d'ébriété, et je rentrais des cours dans le même état. Nous nous donnions rendez-vous dans la clairière tous les quatre, descendions quelques bouteilles et émergions juste à temps pour rentrer chez nous avant minuit. Les premières fois que je ne rentrai pas à la maison, mes parents appelèrent la police, mais comme celle-ci ne pouvait intervenir que si mon absence dépassait quarante-huit heures, ils étaient impuissants.
Ils avaient pris l'habitude de m'attendre dans le salon, égrenant le temps jusqu'à ce que je franchisse le seuil de la porte en titubant, puis me passaient un savon, posaient leurs exigences et me menaçaient de toutes sortes de punitions. Je les ignorais et me frayais un chemin vers les toilettes, où je vidais mes tripes avant de tomber ivre mort sur mon lit. Ils me privaient de sortie, mais il me suffisait de faire le mur en passant par la fenêtre de ma chambre pour rejoindre l'un ou l'autre de mes « amis » dans la clairière et prendre une nouvelle cuite. Mes parents m'interdirent de les fréquenter, mais je leur ris au nez et n'en fis qu'à ma tête.
Je découvris qu'ils n'avaient aucun vrai pouvoir sur moi. Je commençai à participer aux virées de mes camarades de boisson, brisant des vitres, taguant des maisons et des voitures, et tout ce qui nous passait par la tête.
Au mois de mars, je découvris un nouveau plaisir. J'avais pris l'habitude de dormir chez Larry quand je n'avais pas envie de rentrer chez moi. Un soir, il se procura du cannabis et m'en proposa. J'acceptai sans hésiter et manquai de m'étouffer à force de tousser. Mais ce désagrément ne dura pas. Plus je fumais, moins je toussais, et le cannabis devint ma drogue de prédilection. L'alcool restait une valeur sûre, cependant. J'étais devenu alcoolique, et je ne me sentais bien que si j'avais quelques verres dans le nez.
Mes parents étaient désemparés. Ils trouvèrent un service d'assistance psychologique qui accepta de me prendre en charge et me forcèrent à y aller quand ils arrivaient à mettre la main sur moi. Mais j'étais têtu. Les psychologues conclurent à un constat d'échec. Je poursuivis donc mes errements pendant que mes parents cherchaient une solution, n'importe laquelle, pour me sortir de cette ornière.
Ils finirent par y arriver (ça me fait bizarre de l'écrire), mais il fallut d'abord qu'il se produise un événement tragique. J'en porte encore les cicatrices, à la fois mentales et physiques.
Mon année de 4ème venait de se terminer. Pendant l'été, mes parents s'estimaient heureux de me voir une ou deux fois par semaine. Ils avaient tout essayé, allant jusqu'à m'enfermer dans ma chambre après avoir posé des barreaux sur ma fenêtre, mais je parvenais quand même à tromper leur vigilance et à m'échapper.
Une douce nuit du mois de juillet, John nous fit essayer une nouvelle drogue : la cocaïne. Nous l'essayâmes tous les quatre et la trouvâmes fantastique. Nous nous sentions invincibles et décidâmes de faire une énorme bêtise : voler une voiture.
Le parking derrière le cinéma représentait un lieu de choix. Troy, dont le père était un criminel de carrière, avait appris à démarrer une voiture avec les câbles. Nous jetâmes notre dévolu sur une voiture de sport assez spacieuse pour nous accueillir tous les quatre. Au bout de trente secondes, nous étions à bord. Moins d'une minute plus tard, Troy avait réussi à faire démarrer le moteur, et nous quittions le parking.
Nous étions en train de nous amuser comme des fous, faisant la course sur le boulevard en accrochant de temps à autre les voitures en stationnement, et nous descendions bouteille sur bouteille de vodka. La police nous rattrapa à un moment donné, et Troy prit la fuite en direction de l'autoroute. Le virage de la rampe d'accès était serré. Nous roulions trop vite. Nous fîmes quatre tonneaux.
Je me réveillai à l'hôpital avec la pire douleur de ma vie. Je tremblais, et j'avais de telles crampes à l'estomac que je crus que j'allais vomir. Quand j'eus un haut-le-cœur, rien ne sortit. Mes parents étaient là, mais je leur demandai de partir. Je ne voulais pas les voir. Ils se retirèrent à contrecœur.
J'étais dans une chambre isolée et pus ainsi faire face à mon état de manque d'alcool sans avoir à affronter le regard d'autrui. A chaque fois que je me réveillais, l'un ou l'autre de mes parents était là. Quand je leur demandais de sortir, ils s'exécutaient, non sans répéter : « Nous t'aimons, Jared. Ne l'oublie pas. » Peu importait l'heure du jour ou de la nuit. Ils étaient là.
Les bruits de couloir m'apprirent que Troy et Larry, qui étaient assis à l'avant de la voiture, était morts sur le coup. Ils avaient été éjectés par le pare-brise. John avait perdu l'usage de ses jambes et passerait le restant de ses jours en fauteuil roulant. J'étais le plus chanceux. Etrangement, malgré les vapes de l'alcool et de la drogue, j'avais bouclé ma ceinture. Mes blessures étaient limitées. J'avais un bras et une jambe dans le plâtre, une légère commotion cérébrale, quelques côtes fêlées et les inévitables ecchymoses. Aucune séquelle permanente.
Quelques jours après mon réveil, quand les pires effets de manque furent derrière moi, je reçus la visite de la police. Papa assista à l'entretien et m'obligea à répondre. Je leur racontai tout, de la consommation de cocaïne au vol de la voiture, sans oublier l'alcool. Je vis le visage de mon père se décomposer au fur et à mesure de mon récit. Peut-être même vis-je couler une larme sur sa joue. Je ne sais pas. Quand j'eus terminé ma déposition, je demandai à mon père de sortir comme d'habitude, et il me fit sa réponse habituelle.
J'avais beaucoup de temps pour réfléchir, d'autant plus que les derniers effets de manque tardaient à se dissiper. Comment est-ce que les choses avaient pu déraper à ce point ? Non, c'était une question stupide. Je connaissais la réponse. Elles avaient commencé à déraper quand j'avais pris ma première cuite dans la clairière. Mais pourquoi donc avais-je commencé à boire ? Larry, John et Troy s'étaient trouvés au mauvais endroit au mauvais moment, voilà pourquoi. Ils avaient précipité ma chute. Mais la véritable raison était que je me sentais seul et insignifiant. Ce sentiment ne m'avait pas quitté depuis le départ de Max. Je l'avais aimé tellement fort que ma vie ne pouvait pas continuer sans lui.
Venais-je d'utiliser le verbe « aimer » ? Oh, mon Dieu. J'avais du mal à y croire. J'aimais un autre garçon. Ce n'était simplement pas possible. Je n'étais pas gay. Je ne pouvais pas être gay. J'étais encore trop jeune pour en être sûr, mais la simple idée me dégoûtait.
Je fus autorisé à quitter l'hôpital au bout de cinq jours. Mes parents me ramenèrent à la maison et m'inscrivirent à un centre de désintoxication pour que je guérisse de mon alcoolisme. Je fis une cure d'un mois et suivis une thérapie comportementale. Nous avions tous à peu près le même âge dans le centre, de onze ans à peine pour le plus jeune à quinze ans pour le plus âgé. Nous étions deux par chambrée. Mon compagnon de chambre avait un an de plus que moi. Il s'appelait Chip.
Chip était un garçon magnifique, avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus et son sourire facile. Mais en le côtoyant tous les jours pendant une semaine, je découvris que c'était un leurre. Il s'endormait en pleurant tous les soirs. Plusieurs fois, je lui demandai ce qui n'allait pas, mais il refusait de me répondre. Je crois que je savais ce qui le perturbait, cependant, d'après la façon dont il me regardait, ainsi que certains autres garçons du centre.
Je ne peux pas nier que je regardais Chip aussi. Les cicatrices sur son dos et ses jambes ne m'avaient pas échappé. Il se réveillait en pleurant toutes les nuits et laissait tomber son masque quand il pensait que personne ne l'observait. Je finis par m'attacher à ce garçon, mais je m'interdis de ressentir le moindre sentiment à son égard. Au contraire, je brouillais les pistes en me moquant de sa tendance excessive à pleurnicher.
La nuit de canicule avant son départ, je l'entendis quitter son lit et s'approcher du mien juste avant minuit. Il tendit la main et me toucha. Je fis semblant de dormir alors qu'il baissait mon caleçon et se mettait au travail. Je ne réagis pas à ce qu'il était en train de faire, bien que j'eus du mal à rester immobile à la fin. Il retourna se coucher silencieusement dans son lit quand il eut terminé, ne prenant même pas la peine de m'essuyer.
Le lendemain matin, il quitta le centre. Il avait fait son temps. Il me sourit timidement et me donna une accolade en disant : « Merci pour hier soir » et disparut à jamais. Il avait deviné que j'étais réveillé, et comme je ne m'étais pas opposé, il avait continué. J'étais un peu gêné de ce qui s'était passé. J'étais encore plus gêné d'y avoir pris du plaisir, et d'y repenser dans mes fantasmes. Pourquoi est-ce que je pensais aux garçons de cette façon ? Je ne pouvais pas être gay ! Je ne serais pas gay !
Il me restait moins de deux semaines de cure, mais ma dépression s'aggrava brusquement. Je fis ce que je pus pour dissimuler mon état, sans grand succès. Les psychologues s'en rendirent compte immédiatement. Dans les groupes de parole, j'avais commencé à parler dès le second jour. Depuis le départ de Chip, je restais dans mon coin et ne répondais que si une question m'était posée directement.
Chaque jour de la dernière quinzaine de mon séjour dans le centre, j'eus droit à une séance avec ma psy, et elle essaya d'identifier les causes de ma dépression. Elle me posa des questions sur ma vie à la maison et au collège. Elle me demanda pourquoi j'abusais des drogues et de l'alcool. Et elle me demanda si j'étais gay. Elle ne s'attendait pas à ma réaction. Je bondis de mon fauteuil.
- PLUTOT CREVER ! JAMAIS DE LA VIE !
Elle eut un léger mouvement de recul, puis attendit patiemment pendant que je récitais tous les préjugés homophobes que je connaissais. Toutes les insultes et les stéréotypes y passèrent. Cela dura dix minutes. A la fin, je m'effondrai dans le fauteuil et la défiai du regard. Il ne me fallut pas longtemps avant de comprendre que je m'étais ridiculisé.
- Je suis désolé.
- Pourquoi est-ce que tu réagis avec autant de violence ? D'où te viennent ces idées préconçues ? Qui t'a appris à penser de cette façon ?
Mmmh. Bonne question. J'y réfléchis un instant et répondis que j'avais entendu ces propos à l'école. Elle esquissa un sourire.
- Jared, prenons les choses dans l'ordre. Tout d'abord, tu connais probablement plus de gays et de lesbiennes dans ton collège que tu ne l'imagines. Et pour la plupart d'entre eux, tu ne l'aurais jamais deviné. Mais parlons de ce qu'on t'a dit. La première chose que tu as dite, après les noms d'oiseaux, est que...
A partir de ce jour-là, et jusqu'à la fin de ma cure, elle combattit mes préjugés sur l'homosexualité à chacune de nos séances. Je lui dois beaucoup. Elle m'apprit que l'homosexualité n'était ni bonne, ni mauvaise, et qu'une personne homosexuelle ne choisissait pas son orientation. Il fallait donc apprendre à l'accepter.
Je pris le temps de réfléchir à ma propre orientation sexuelle. Max avait été mon meilleur ami et il m'avait appris à me masturber. Il s'était toujours intéressé aux filles, mais je me rendis compte rétrospectivement que si je parlais des filles, je pensais surtout aux garçons, et à Max en particulier. Je fantasmais sur lui et sur d'autres garçons dans des situations... que je vous laisse la liberté d'imaginer. Lorsque ma cure toucha à sa fin, j'avais plus ou moins décidé que j'étais gay. J'avais du mal à m'habituer à cette nouvelle idée, cependant. Comment est-ce que mes parents allaient réagir ? Je ne m'étais pas très bien comporté pendant l'année écoulée. Est-ce qu'ils s'en serviraient comme prétexte pour se débarrasser de moi ?
Ma cure de désintoxication arriva à son terme. Avant mon départ, mes parents discutèrent avec ma psy. Je ne sais pas ce qu'elle leur raconta, mais ils n'en menaient pas large quand ils ressortirent de son bureau. Mes parents ne m'avaient pas vu depuis un mois et m'adressèrent un sourire quand ils m'aperçurent, mais ils cachaient mal leur tristesse et leur chagrin.
Tandis qu'ils se dirigeaient vers moi, un sentiment de méfiance m'envahit. Quand ils me prirent dans leur bras pour m'embrasser, je sentis de la retenue de leur part, comme si j'étais fait de cristal et que je risquais d'éclater en mille morceaux.
Ils m'accompagnèrent à la voiture et me ramenèrent à la maison. En arrivant, je montai mes affaires directement dans ma chambre. Je sautai sur mon lit et pris un moment pour savourer la sensation d'être de retour chez moi, loin du centre de désintoxication. Je me relevai pour ranger mes affaires un quart d'heure plus tard. Mes parents toquèrent à la porte pendant que j'étais en train d'accrocher mes chemises sur des cintres.
- Jared, est-ce que nous pouvons entrer ?
- Bien sûr, Papa.
Il vint vers moi et me demanda de poser la chemise que j'avais entre les mains. Je lui obéis, et la sensation de méfiance refit surface. Quand je me tournai pour lui faire face, il me serra contre lui dans une étreinte paternelle. Il était secoué de tremblements et derrière lui, ma mère ne retenait plus ses larmes. Il finit par me relâcher, me tenant à bout de bras.
- Je t'aime, Jared. Rien ne pourra changer cela. Rien du tout. Peu importe ce qui est arrivé dans le passé. Peu importe l'avenir. Tu es mon fils, et je t'aime.
Il plongea son regard dans le mien, s'assurant que j'avais bien entendu ce qu'il disait, et me serra de nouveau contre lui. Je reposai ma tête contre son épaule et me surpris à pleurer doucement. Il caressa mes cheveux pour me réconforter et me serra tellement fort que j'avais l'impression qu'il me pressait pour faire sortir mes larmes. Maman vint nous enlacer par derrière, et je me retrouvai entre mes deux parents. Elle me chuchota les mêmes paroles rassurantes que mon père.
Je finis par me calmer suffisamment pour pouvoir leur parler. Ils s'assirent sur le bord du lit et moi sur mon fauteuil de bureau, suffisamment près d'eux pour qu'ils puissent m'aider si je m'effondrais de nouveau.
- Maman, Papa, j'ai quelque chose à vous dire.
Je me reculai dans mon siège, posai les mains sur mon ventre et verrouillai mon regard sur eux, sans lever la tête. Puis je pris une profonde respiration, avant de perdre de nouveau mes moyens.
- Ce n'est vraiment pas facile pour moi de vous dire ça...
Je pris une profonde respiration et poursuivis :
- Je suis alcoolique. Tout a commencé l'année dernière...
Je leur ouvris mon cœur et leur racontai presque tout, de la dépression dans laquelle j'étais tombé après le départ de Max aux nouveaux amis que je pensais trouvé en Larry, Troy et John, en passant par l'alcool, les drogues et les raisons pour lesquelles je les consommais. Ils m'écoutèrent attentivement, m'encourageant de temps à autre par un tapotement affectueux sur le genou ou une main sur l'épaule. A ma grande surprise, je réussis à garder le contrôle, contrairement à ce que j'avais craint. Je versai bien une larme ou deux, mais j'évitai les grandes eaux.
Quand j'eus terminé, ma mère me souleva le menton de façon à capter mon regard.
- Jare, dit-elle en utilisant son diminutif favori, merci de nous avoir fait confiance. Mais tu sais, rien de ce que tu nous as dit ne change l'amour que nous avons pour toi. Nous t'aimerons toujours, quoi qu'il arrive.
Elle se pencha en avant pour me serrer dans ses bras, et Papa nous rejoignit.
Je ne me sentais pas bien dans mon assiette, cependant. Je ne leur avais pas parlé de ma sexualité. Je ne n'assumais pas encore complètement ma nouvelle identité sexuelle, ce qui rendait difficile le fait d'en parler avec mes parents. Malgré toutes leurs paroles rassurantes, je n'étais pas encore prêt, tout simplement.
La psy du centre de désintoxication me recommanda auprès d'un de ses collègues pour mon accompagnement après la sortie. Je le consultai régulièrement pendant une longue période, et me rendis aux réunions des Alcooliques Anonymes une fois par semaine, parfois deux, en fonction du besoin que je ressentais. La sensation de manque avait plus ou moins disparu, mais j'avais parfois envie de boire, surtout après une dure journée ou une nuit de solitude. C'est alors que je me rendais aux réunions supplémentaires. Mes parents m'accompagnaient de temps en temps, mais généralement, ils participaient à leurs propres groupes de parole.
Mon parrain était plus âgé que moi. Il avait une vingtaine d'années et s'appelait Mark. Il avait eu des problèmes d'alcool pendant son adolescence, lui aussi. Ce que je trouvais incroyable chez lui, c'était sa capacité à se replonger sans effort dans son passé d'adolescent. Parfois, je commençais une phrase pour lui dire ce qui me tracassait, et c'est lui qui la terminait. Grâce à lui, je n'avais plus l'impression d'être seul, et je savais pouvoir compter sur lui en cas de coup dur.
Pendant les six premiers mois, je l'appelais au moins une fois par jour, juste pour discuter ou parce que je me sentais mal et que la tentation de boire pour noyer mon chagrin se faisait ressentir. A chaque fois, il arrivait à m'en dissuader. Parfois, il passait me chercher à la maison, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit. Nous allions faire un tour en voiture et je lui confiais ce qui n'allait pas. Il restait toujours avec moi jusqu'à ce qu'il soit rassuré sur le fait que je n'allais pas céder.
Une fois, environ trois mois après la fin de ma cure, je lui passai un coup de fil à trois heures du matin. Le problème, c'est que j'avais déjà commencé à boire. J'avais trouvé une bouteille de vodka que mes parents avaient oubliée lorsqu'ils avaient fait le vide dans les placards. J'appelai Mark après avoir vidé environ un tiers de la bouteille. Comme je n'avais pas bu une goutte depuis plusieurs mois, je n'avais pas eu besoin de boire beaucoup pour ressentir l'ivresse.
Il tambourina sur la porte en arrivant, mais je ne vins pas lui ouvrir. Maman fut réveillée et ouvrit la porte. Quand elle vit Mark, je crois qu'elle devint hystérique. Je me souviens qu'elle appela Papa en hurlant et qu'elle pleura beaucoup. Puis Mark était entré dans ma chambre, parlant d'une voix douce. Il avait pris la bouteille entre mes mains, et m'avait serré contre lui pendant que je pleurais et que je lui répétais en boucle que j'étais désolé, et que je n'y arriverais jamais.
Mes parents se joignirent à nous un peu plus tard. J'étais encore sous l'emprise de l'alcool, mais je me souviens de la discussion qu'ils eurent avec Mark. Il leur expliquait que ce n'était pas inhabituel d'être confronté à un moment de faiblesse. Il leur dit aussi que l'alcoolisme n'était pas une maladie curable. Il fallait se battre jour après jour. Avec le temps, je deviendrais plus fort, et j'arriverais plus facilement à résister à la tentation de boire. Il leur donna les coordonnées d'associations qui apprenaient aux familles et amis d'alcooliques les façons les plus efficaces pour les aider.
Les effets de l'alcool commencèrent à se dissiper au lever du soleil. Mark et moi sortîmes nous promener dans l'air glacé du petit matin. Nous marchâmes en silence pendant un moment, puis Mark s'arrêta pour me faire remarquer la beauté du paysage : le soleil levant, Mont Hood au loin, et Mont Saint-Helens. J'étais perplexe. Où voulait-il en venir ? Il s'expliqua.
- Jared, regarde le Mont Saint-Helens. Qu'est-ce que tu vois ?
- Une montagne décapitée.
- C'est vrai. Regarde encore. Est-ce que tu vois la lueur rouge du soleil qui l'embrase ? N'est-ce pas magnifique ?
- Si, tu as raison.
- Il y a moins de vingt ans, c'était encore une terre de désolation. Des arbres calcinés partout. On aurait dit la surface de la lune. Toute trace de vie avait disparu. Mais regarde à présent. Difficile d'imaginer qu'il y a eu une éruption volcanique. La montagne s'est réparée, après avoir tenté de s'autodétruire.
Nous attendîmes en silence que le soleil poursuive son ascension dans le ciel, admirant la vue.
- Jared, toi aussi, tu as essayé de te détruire. Mais tout comme cette montagne, tu es en train de te réparer. D'accord, tu as trébuché. Et alors ? Ce volcan n'a pas connu qu'une seule éruption. Il s'est réveillé plusieurs fois. Mais il s'en est remis. Et tu t'en remettras aussi. C'est ce que nous allons faire, tes parents et moi. T'aider à reprendre le dessus. Tu en as la force. J'y suis arrivé, et tu y arriveras aussi.
- Tu crois ? C'est tellement dur, parfois, que je me sens découragé.
- Je ne te laisserai pas tomber, Jared. Il faudra que tu sois fort, où que tu sois, jusqu'à la fin de tes jours. Tu le sais déjà. Mais il y aura toujours quelqu'un pour te venir en aide. Tu avais mon numéro. Tu m'as appelé. Tu as pris la bonne décision. Maintenant, il faut que tu prennes la vie une journée à la fois. Si tu crains de ne pas pouvoir arriver jusqu'à la fin de la journée, alors prends la vie heure par heure, ou minute par minute, s'il le faut. Ne t'inquiète pas de ce qui pourra arriver au-delà.
- Je ne sais pas si j'y arriverai, dis-je en soupirant.
- Tu en es tout à fait capable, Jared. Et tu y arriveras.
Il me serra dans ses bras et me raccompagna à la maison.
La rentrée intervint peu de temps après la fin de ma cure. Nous devions faire une rédaction sur ce que nous avions fait pendant les vacances. Je choisis de raconter ce qui s'était passé le soir de l'accident. Mon psy m'avait encouragé à écrire, ce qui faisait que j'avais déjà cinq pages d'avance. Je ne crois pas que ma prof d'anglais s'attendait à autre chose que les habituels récits de vacances que l'on peut écrire en 3ème. En reconnaissant mes problèmes d'alcool, de drogue et les délits auxquels je m'étais livré, je surpris tout le monde. Un silence médusé s'installa dans la classe pendant que je lisais ma rédaction. La prof sortit de la salle au bout de quelques minutes et revint avec le principal. Ils se rangèrent au fond de la classe et écoutèrent la fin de mon récit.
Quand j'eus fini ma lecture, un silence tomba sur la classe, au lieu des habituels applaudissements. Je me rassis à ma place. Le principal murmura qu'il voulait me voir dans son bureau après le cours, et la sonnerie retentit. Les autres élèves passèrent devant moi en sortant pendant que je rassemblais mes affaires. Certains me regardèrent avec dégoût, d'autres avec sympathie. Je pris la direction du bureau du principal en les ignorant. J'étais certain que toute l'école serait bientôt au courant.
La proposition de M. Sumner fut directe. Il voulait que je lise ma rédaction devant toute l'école à la prochaine assemblée des élèves, si mes parents étaient d'accord. Je lui dis que c'était inutile, mais il insista pour que je les appelle d'abord. Comme je m'y attendais, ils me laissèrent décider, et m'assurèrent de leur soutien dans tous les cas.
L'assemblée eut lieu environ une semaine plus tard. Je fus le premier à parler. Les conversations dans l'assistance s'interrompirent rapidement. La réaction des élèves fut identique à celle de ma classe d'anglais. Pas d'applaudissements, juste un silence respectueux. Mon intervention eut l'effet escompté par les adultes. Le fait d'avoir entendu un témoignage d'un élève qu'ils connaissaient avait rendu l'assistance particulièrement attentive.
Au cours des jours et des semaines qui suivirent, je reçus un traitement différent. Certains me rejetèrent en invoquant le fait que je n'étais pas fréquentable, et d'autres essayèrent de gagner ma confiance pour se procurer des drogues et de l'alcool. Je les envoyai tous promener. J'avais appris à être extrêmement prudent dans le choix de mes amis.
Jason Patterson fut le premier que j'autorisai à faire partie de ma vie, au moins à l'école. Il était en seconde et vint se présenter à moi le lendemain de la conférence. Avec le temps, nous devînmes amis. Il était toujours à mon écoute. Il me posait des questions, bien sûr, mais n'insistait pas quand je lui demandais d'arrêter.
Je commençai à éprouver des sentiments pour Jason qui allaient au-delà de l'amitié. Quand je n'étais pas à mon entraînement de plongeon, je passais l'essentiel de mon temps libre avec lui, juste pour profiter de sa présence. Il vint m'encourager à certaines de mes compétitions et semblait aussi content d'être avec moi que je l'étais d'être avec lui. Nous passâmes une bonne partie de l'été ensemble, même après que je me sois laissé déborder par mes hormones.
Le jour anniversaire de l'accident (drôle de coïncidence), je l'embrassai. Je me souviens encore de son expression médusée et de ses yeux écarquillés. Je sus que j'avais fait une gaffe dès que mes lèvres quittèrent les siennes. Je fis un pas en arrière, hésitant à m'enfuir en courant, mais Jason se montra très compréhensif.
Il s'assit avec moi et nous discutâmes. Je lui confiai que j'étais gay et que je pensais être tombé amoureux de lui. Il me répondit qu'il m'aimait aussi, mais en tant qu'ami, et pas comme je l'aurais voulu. Je me sentis blessé, et peut-être un peu en colère, mais avant tout contre moi-même. Il me parla de Jeff, son frère gay disparu, et de son frère adoptif, qui était gay également. Il me rassura sur le fait que rien ne changeait entre nous, et qu'il savait pour moi depuis longtemps, mais qu'il n'avait jamais réussi à aborder le sujet. Il me demanda s'il pouvait en parler à ses parents. J'étais un peu réticent, et il n'insista pas. Il me proposant de leur en parler quand je me sentirais prêt.
A la fin de notre conversation, il me serra dans ses bras pour me montrer qu'il n'avait pas peur de moi, et la vie continua comme avant.
Mes sentiments pour Jason ne s'effacèrent pas pour autant, mais j'appris à vivre avec. Il restait mon meilleur ami, et même si j'étais sans doute plus tactile avec lui qu'il ne l'aurait souhaité, il ne me donna jamais l'impression de le mettre mal à l'aise. Il ne me repoussait pas, ni ne s'offusquait. J'en vins à me poser des questions. Je me rendis compte que Jason ne m'avait jamais dit s'il était hétéro, homo ou entre les deux. C'est toujours un mystère pour moi. La plupart du temps, il se comporte comme un hétéro de base. Mais à d'autres moments... Je n'en sais rien.
Il me présenta ses parents et son frère adoptif peu de temps après. Les Patterson m'accueillirent à bras ouverts. Ils m'invitèrent à m'asseoir dans le salon pour faire ma connaissance et m'assurèrent que j'étais le bienvenu chez eux si jamais j'avais besoin d'un endroit où aller.
La première impression que me fit Ray fut celle d'un adolescent en colère qui s'attaquait à quiconque se mettait en travers de son chemin. Je gardai mes distances avec lui pendant un certain temps.
A la maison, tout se passait bien. Je fis mon coming-out à mes parents peu après avoir dit à Jason que j'étais gay, et ils le prirent encore mieux que je ne l'avais espéré. Ils me confièrent plus tard que la psy du centre de désintoxication associait ma dépression au fait que j'étais probablement gay et que je n'arrivais pas à l'accepter. Cela me mit en colère. Elle avait eu de la chance que mes parents ne soient pas homophobes. Ils me précisèrent qu'ils avaient été en contact avec ma psy tout au long de la cure, et qu'elle ne leur aurait pas dit si elle avait jugé qu'ils n'étaient pas tolérants. Ma colère demeura intacte, mais je dus admettre que c'était logique. Ils ne m'avaient rien dit, car ils attendaient que je sois prêt à leur annoncer moi-même.
La vie suivit son cours. Je n'avais pas repris une goutte d'alcool. J'avais réduit mes consultations chez le psy à une fois toutes les deux semaines, parfois trois. J'avais toujours besoin des réunions de groupe, cependant. Le fait d'échanger avec les autres adolescents sur ce qui m'était arrivé m'apportait beaucoup, et ils semblaient disposés à me parler facilement aussi. Je ne suis pas un psy comme Jason, mais j'ai une bonne écoute et j'arrive à aiguiller les autres dans la bonne direction.
Je consacrais l'essentiel de mon temps à la natation et au plongeon. Jason et moi nous éloignâmes un peu l'un de l'autre, ce qui était normal. Il avait des amis de son âge, comme moi, mais nous continuâmes à nous voir de temps en temps. Rien de marquant ne se produisit avant l'arrivée de Pete dans la vie des Patterson. Je fis sa connaissance au cours de l'été avant mon entrée en seconde, quand Jason m'invita à l'accompagner, lui et sa famille, pour des vacances dans le Sud de l'Oregon.
La première fois que je vis Pete, je faillis tomber à la renverse. Il était absolument magnifique. Des cheveux blond foncé, des yeux bleus pénétrants et un corps bien sculpté. Je suis tellement jaloux de Brian. S'il n'était pas déjà avec Pete, je lui sauterais dessus.
Quand il m'aperçut pour la première fois, Pete ne put détacher son regard de moi. Ray lui donna un coup de coude pour avoir son attention. Pete rougit tellement sous son bronzage qu'il ressemblait à une tomate. Je surpris son regard sur moi à plusieurs reprises pendant le séjour, et je suis certain que mes coups d'œil furtifs ne lui échappèrent pas non plus. Ray ne pouvait s'empêcher de donner des coups à Pete quand il le surprenait en train de regarder dans ma direction. Tout en trouvant la situation amusante, je commençais à me demander de qui Ray était jaloux.
Ces vacances me firent le plus grand bien. Je n'avais jamais été dans le Sud de l'Oregon auparavant, et les petites villes étaient pittoresques. Nous arrivâmes finalement à Brookings et nous nous installâmes près d'une petite rivière. Le séjour me donna l'occasion de faire plus ample connaissance avec Pete. Le fait de le voir en simple maillot de bain me fit presque perdre mes moyens.
Jason avait promis à sa mère que nous mettrions tous de la crème solaire. Il en étala généreusement sur le dos de Ray, laissant le soin à Pete de s'occuper de moi. Quand il commença à étaler la crème sur moi, je fus troublé par la douceur de son contact, à la limite de la caresse. Je frissonnai quand ses mains effleurèrent mes côtes. Il me demanda si tout allait bien, et je blâmai la température de la crème solaire, mais en réalité, c'était la délicatesse de ses gestes qui avait produit cet effet.
Quand vint mon tour de lui appliquer la crème, je tremblais tellement que j'étais certain qu'il s'en rendrait compte. Je pris mon temps, cependant, m'assurant que toutes les zones étaient bien couvertes, y compris sur les côtés. Qu'auriez-vous fait à ma place ? J'aurais pu continuer longtemps, mais Ray terminait de protéger Jason, et je n'avais pas envie d'éveiller de soupçons.
Une fois accoutumés à la température de l'eau, nous nous amusâmes à nous éclabousser et à nous faire couler les uns les autres. Notre jeu préféré était le combat deux contre deux. Pete montait sur mes épaules, et Ray sur celles de Jason. Nous faisions des parties de vingt à trente minutes, dont le but était de faire s'écrouler l'équipe adverse. Je dois avouer que mon esprit était davantage concentré sur l'anatomie collée contre ma nuque que sur les pierres glissantes qui tapissaient le fond de la rivière.
Il y avait un grand rocher au milieu de la rivière que les locaux appelaient le Roc de l'Eléphant. C'était un drôle de nom, car il n'avait rien d'un éléphant, sauf peut-être sa taille. Son emplacement était idéal pour plonger, comme sa hauteur atteignait environ quatre mètres, et qu'il était bordé d'eaux profondes d'un côté, et d'un banc de sable de l'autre. Comme je faisais partie de l'équipe de plongeon du lycée, j'en profitai pour m'entraîner à plonger pendant que Pete, Ray et Jason s'ébattaient de leur côté.
Une idée pour me rapprocher de Pete germa dans mon esprit pervers. Je lui proposai de lui apprendre les rudiments du plongeon, et il accepta. Au cours des jours suivants, nous travaillâmes sur le rocher quand ce dernier n'était pas envahi par d'autres gamins. Je lui montrai comment positionner son corps et corrigeai sa posture, lui expliquant comment placer ses mains pour ne pas se faire mal. Je pris beaucoup de plaisir à lui donner ces cours particuliers. Le fait de le regarder plonger me donnait des frissons (est-ce que vous commencez à vous douter de quelque chose ?), mais je remarquai qu'il semblait naturellement doué.
Au cours du troisième jour des vacances, Pete et moi eûmes une conversation qui brisa mes espoirs de sortir avec lui. J'étais derrière lui et ajustais la position de ses bras au-dessus de la tête. Je ne pus m'empêcher de le complimenter sur son physique.
Il se retourna et me jeta un regard insondable.
- Est-ce qu'il y a quelque chose que je devrais savoir ? Jason t'a parlé de moi, non ?
- Oui, il m'a dit que tu étais gay.
Jason me l'avait dit avant le départ pour s'assurer que cela ne me mettrait pas mal à l'aise. Je savais déjà que Ray était gay, mais il ne m'intéressait pas, à l'époque.
- Et toi ?
- Comment ?
- Tu es gay ? Tu cherches le contact à la moindre occasion, et tu prends du plaisir à m'enduire de crème solaire. Est-ce que je me trompe ?
- Tu as peut-être raison.
Un sentiment de panique commença à s'emparer de moi. J'étais sans doute allé trop loin. Je fis un pas en arrière, mais Pete posa les mains sur mes épaules, me stoppant net.
- Jared, tu es l'une des personnes les plus attirantes que je connaisse. Si j'étais libre, je tomberais dans tes bras et il faudrait un treuil pour me décoller de toi. Mais je suis fidèle à Brian. Nous pouvons être amis tant que la tension reste supportable, mais si la tentation devient trop forte, je serai obligé de déclarer forfait.
Il pressa mes épaules pour accentuer ses propos. Ses yeux bleus étaient graves, pénétrants.
- Je peux lire la réponse à ma question dans tes yeux. Tout va bien se passer, crois-moi. Je ne vais pas te laisser tomber. Je sais ce que c'est d'être abandonné. Je pourrais apprendre à t'aimer très vite, mais j'aime Brian par-dessus tout, et je l'aimerai toujours. Même si c'est une cause perdue.
Des larmes se formèrent dans ses yeux pendant qu'il parlait, qu'il essuya vivement du revers de la main. Il était vraiment épris de ce Brian dont j'entendais parler de temps en temps. Je l'observai lutter pour reprendre le contrôle de ses émotions.
- Je vois que tu es sincère. Parle-moi de Brian. Jason m'en a parlé, mais pas dans le détail. Je veux vraiment être ton ami, et j'aimerais comprendre comment tu es tombé amoureux de lui.
Sa mâchoire se raidit, et je vis qu'il hésitait à se confier à moi, se demandant si j'étais digne de confiance.
- S'il te plait ? Je devine déjà qu'il te manque.
- Allons dans un endroit plus tranquille, d'accord ? Je risque de perdre un peu mes moyens.
J'acquiesçai, admiratif de la loyauté de Pete à l'égard de Brian. Nous nous dirigeâmes vers un endroit que j'avais découvert plus tôt dans la semaine, caché de la plage. Il resta silencieux alors que nous marchions et nagions vers notre destination. Son expression était... inquiète ? Résignée ? Manifestement triste.
Nous nous posâmes sur un banc de sable au milieu de la petite crique, allongés au soleil. Une légère brise nous rafraîchissait, mais nous n'avions pas froid. Je laissai quelques minutes supplémentaires à Pete, le temps qu'il rassemble ses pensées. Quand il prit la parole, j'eus la sensation qu'il me livrait son âme, m'ouvrant une fenêtre sur le chagrin secret dont il ne pouvait se défaire.

Pour l'amour de Pete tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant