Il attend dans un luxueux fauteuil devant lequel de luxueux magazines sont posés sur une luxueuse table basse. L'hôtesse chargée de le faire patienter lui a offert du café, de la lecture, de la musique, et Félix est sûr qu'elle accepterait de lui masser les épaules s'il le lui demandait. On peut dire que M. Dlera ne le fait pas entrer par la porte de service.
Au bout d'une demi-heure d'attente l'hôtesse disparaît une fraction de seconde avant que les immenses portes du luxueux bureau de Marwon Dlera ne s'ouvrent. Le jeune homme n'est pas impressionné pour un sou mais il admet que l'effet est bien rendu.
Les jeux de lumière et le temps que mettent les portes à s'ouvrir rappellent les clichés que véhicule le cinéma sur l'entrée du paradis chrétien. Effet accentué par les petits angelots en stuc qui cachent habilement le système de sécurité du bureau.
Au centre, le maitre des lieux, caché derrière son immense bureau orné à la feuille d'or. Un visage marqué, très éloigné de la plastique lissée valorisée chez les hommes de cette époque, le genre de charme sur lequel on a du mal à mettre un nom mais qui fascine les femmes. Son regard sombre donne une impression de vigilance animale et de force.
Le jeune homme entre en faisant mine d'admirer la décoration pour mieux repérer les éventuels dangers. Il doit bien admettre que Lynn ne lui a pas menti : une fois dans cette pièce, il n'a aucune chance d'en ressortir vivant si Marwon en a décidé autrement, le système de sécurité est sans faille.
« Vous avez des nouvelles de ma femme ? demande abruptement l'époux de Lynn.
Pas de bonjour ni même de prenez un siège, cette impatience contraste avec la durée de l'attente qu'il vient d'imposer au jeune homme. Félix prend bien le temps de s'asseoir avant d'adresser un sourire innocent à Marwon.
Il a envie de s'ajuster à nouveau à la situation pour copier l'attitude du bon élève de la classe. Ça ne lui apporterai rien mais il trouve drôle le décalage entre cette personnalité et les révélations fracassantes qu'il compte faire.
Il préfère tout de même ne pas tenter le diable et se comporter comme l'autre s'y attend. Pour le moment.
‒ J'ai un message de sa part à vous transmettre.
‒ Elle va bien ?
‒ Oui.
‒ Alors ? Qu'est-ce qui se passe ? Où a-t-elle disparue ? Et pourquoi ?
‒ Je réponds à quelle question en premier ?
Marwon rougit violemment et serre les dents sous le coup de la fureur. Félix retient un sourire. Il n'a pas réussi à s'en empêcher.
Il décide de reprendre son sérieux, pose sur le bureau le cube-mémoire codé par l'ADN de Lynn et prouvant qu'il vient bien de sa part, se rassoit, croise les jambes et entame son rapport sur un ton professionnel à faire pâlir d'envie un secrétaire surdiplômé :
‒ Votre épouse se trouve à présent dans une zone tenue secrète pour sa propre sécurité, elle s'y est rendue de son plein gré et peut en partir à tout moment. Elle a échappé par miracle à une tentative de meurtre sur sa personne et pense en conséquent que son service de sécurité personnel ainsi que certains de ses proches ont été infiltrés par ses ennemis. Elle a donc engagé de nouvelles personnes pour veiller sur elle et trouver les traîtres avant de réapparaître. Certaines personnes essentielles pour la bonne marche de ses affaires ont été contactées. A présent c'est votre tour.
‒ QUOI ? Et me dire qu'elle allait bien, c'était pas le plus urgent pour elle ? Franchement, parfois je ne sais pas ce qui me retient de...
‒ De vendre des infos concernant sa sécurité à des gens capables de vous apprécier à votre juste valeur ?
Retour du regard innocent. Il faut que je me contrôle, se reproche le jeune homme. Mais il a du mal.
Il sait que son interlocuteur est innocent, pour ce crime-là au moins, il sait vers quoi chercher pour trouver ce qu'il a vraiment à se reprocher, et surtout il sait comment le manipuler d'un bout à l'autre. Certaines personnes sont des adversaires coriaces ou cachent bien leurs secrets au fond de leurs âmes. Pas Marwon Dlera. C'est trop tentant de jouer avec lui comme un chat joue avec une souris...
L'homme d'affaire frappe violemment son bureau du poing et montre des signes de colère, mais s'il est livide à présent c'est de peur. Il sait très bien que si Lynn pense qu'il a quoi que soit à voir avec cette tentative de meurtre, il se retrouvera divorcé, viré, ruiné et à la rue en moins de temps qu'il n'en faudra à sa femme pour claquer des doigts.
Voir pire, si elle pense que c'est lui qui a organisé l'affaire. Ce qui est impossible. Lynn a toujours pensé qu'il avait le talent d'organisation d'une huître et lui a donné un magnifique bureau pour qu'il s'amuse à jouer au patron, du moment qu'il ne mettait jamais le nez dans la bonne marche des véritables affaires.
‒ Je n'ai jamais trahie Lynn ! hurle-t-il.
‒ Peut-être pas de cette manière, mais il y a trahison et trahison, n'est-ce pas ?
Le jeune homme s'est levé et s'est mis à marcher dans la pièce d'une démarche féline. Même sa voix s'est faite ronronnante. Il s'approche du fauteuil-trône.
Marwon a un mouvement de recul avant de se reprendre et de le foudroyer du regard. Sans s'en soucier le moins du monde, le garçon s'assoit sans façons sur le bureau et plonge un regard d'acier dans les yeux effrayés du pseudo-monarque. Celui-ci a beau avoir un physique de dur, intérieur c'est un chaton qui se sent perdu trop longtemps, c'est évident. Félix continue, sur un ton familier et apaisant qui invite aux confidences :
‒ Il y a longtemps que votre couple n'est plus ce qu'il était, n'est-ce pas ?
Marwon sait qu'il s'avance sur un terrain glissant, mais il est tellement soulagé de ne plus être accusé d'avoir trempé dans l'assassinat qu'il embraye :
‒ Oui, mais j'aime Lynn comme au premier jour !
‒ Je n'en doute pas un instant M. Dlera. Mais je sais que c'est dur pour vous. Vous profitiez de la vie, sans rien demander à personne, et puis bang ! Une multimilliardaire s'entiche de vous, vous arrache à votre milieu, à vos amis, aux loisirs même que vous connaissez, et vous fait vivre dans le luxe mais au milieu de toutes les haines, de tous les complots, dans une tension atroce... Vous supportez tout ça jour après jour, par amour, sans pour autant recevoir le moindre remerciement pour votre sacrifice quotidien, comme si tous vos efforts étaient déjà récompensés par l'argent dans lequel vous nagez à présent... J'imagine comme il doit vous répugner, tout cet argent ! Et tous ces gens à qui vous ne pouvez jamais vous fier. C'est épuisant. Tout ça pour une femme qui prend à peine le temps de vous regarder à présent qu'elle vous a acheté comme un joli bibelot à mettre sur son bureau... »
Marwon veut protester, dire que c'est n'importe quoi, mais il n'arrive pas à détacher ses yeux de ceux de ce garçon qui paraît lire dans ses pensées. Il se demande vaguement s'il est en train de se faire hypnotiser.
Ce ne sont même pas vraiment ses pensées, juste les excuses qu'il s'est répété jour après jour, jusqu'à se convaincre qu'il ne faisait rien de mal... A présent, susurrée comme autant de promesses par ce démon, elles lui paraissent si ridicules et pourtant si cruellement justes.
Il avoue sans aucun mal sa liaison avec une femme qu'il connaissait avant de rencontrer Lynn, une femme "de son milieu". Et quelques petits détournements de fond, aussi. Rien de bien méchant. Il a donné des emplois fictifs à plusieurs amis d'amis d'amis. Seule son infidélité intéresse le jeune homme qui tient ce qu'il est venu chercher : un levier efficace.
Il lève et se rassoit sagement, fermement décidé à arrêter ses petits jeux à présent. Il assure à Marwon que sa femme ne saura rien, si lui Marwon accepte de jouer le rôle qu'il va lui confier.
Rien de bien méchant. Un petit peu d'espionnage industriel au sein des requins de la finance. Une bonne occasion pour lui de se venger de ce milieu et de reconquérir l'estime de sa femme. Marwon accepte sans se soucier du danger, décidé à en finir une bonne fois pour toute avec cet étouffant rôle de potiche auquel son mariage l'a confiné.
Mission accomplie.
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Quitte ou double
Science FictionLe mensonge, c'est le principal talent de Félix. Insuffisant, dans un monde où la technologie permet même de lire dans les pensées ? Pas sûr...