Les murs brisés de No6 projetaient leurs ombres gigantesques sur les maisons et immeubles que la ville abritait. Le ciel était d'un noir opaque, parsemé de nuages grisâtres qui n'auguraient rien de bon. Un vent fort soufflait de l'Est et s'infiltrait partout dans un sifflement aigu et insistant. A chaque instant, à chaque endroit, derrière la moindre ouverture et dans le moindre recoin le vent était là pour engourdir et siffler, portant avec lui un parfum indéfinissable qui évoquait la pourriture et l'odeur particulière de la mort qui emplissait les poumons et ne s'en allait jamais vraiment. La peur était là, dans ces murs. Elle se tenait tapie dans les égouts. C'était elle que l'on entendait dans la bouche des hommes, des femmes, des enfants, qui regardaient le ciel pour s'adresser à quelque chose, n'importe quoi. On la ressentait à la nuit venue, caché dans un recoin d'une vieille baraque délabrée, lorsque la mère serrait ses enfants contre elle et que le père, armé d'un bâton, d'une pierre ou de quoi que ce soit d'autre, priait pour qu'il n'arrive rien de plus à sa famille. C'était elle que menait les pas des brigands. Elle prenait l'apparence d'un sourire, d'un bruit, d'un frisson, d'un cri. Elle était Tout, depuis que No6 était tombée. Elle était Tout et ne laissait personne en réchapper.
Shion pensait à tout ça et à rien tandis qu'il s'aventurait dans les rues plongées dans la pénombre, sa tête baissée, les mains dans les poches, ses cheveux blancs devenus ternes à cause de la poussière que les bourrasques soulevaient. Il marchait lentement, tel un fantôme, perdu dans sa contemplation passive des bâtiments qui l'avaient vu grandir. Son manteau déchiré par endroit était tâché de grandes tâches sombres que l'on soupçonnait être du sang, celui qu'il avait versé et celui de tous les malheureux qui avaient tendu la main vers lui dans l'espoir d'obtenir un peu de nourriture. L'un d'eux, un enfant qui ne devait pas avoir plus de cinq ans, lui avait demandé de l'aider à mettre fin à ses jours. Ses grands yeux brillants de larmes, ses cernes noires, ses membres décharnés étaient incrustés à jamais sur la rétine de Shion. Et, malgré tout ce qui faisait de lui ce qu'il était, il n'avait rien pu faire. Il lui avait donné une pomme. Et il s'était détourné.
Il était une coquille vide dont l'ombre glissait sur les gravats de la grande ville, se tordant grotesquement pour glisser contre les parois, les fenêtres, les bancs et les lampadaires dont les fusibles fatigués avaient fini de fonctionner bien des semaines auparavant. L'hiver serait bientôt là, on le sentait dans l'air et dans la vapeur qui s'échappait de la bouche des survivants les matins et soirs. Car oui, ce n'était plus des humains qui vivaient là dans les décombres et à l'écart de la ville, mais des survivants amaigris par la faim. Le mur était tombé plusieurs mois auparavant, lors de la fête du printemps qui aurait dû être joyeuse pour les membres de dedans le mur, laissant de côte ceux du dehors, pour la énième fois depuis des années et des années qu'ils avaient été exclus. Mais la réalité avait été tout autre, et un voile de terreur était tombé sur les habitants qui n'avaient eu d'autre choix que de fuir, fuir devant les cadavres qui s'alignaient les uns à côté des autres, parmi les fleurs et les abeilles. Ils n'avaient eu d'autre choix que de fuir droit sur les gens du dehors, pauvres, affamés, malades. Rancuniers.
Shion n'aurait pas même dû espérer que quelque chose de beau survienne de cette destruction. Les gens étaient comme sales, souillés par de belles paroles et de grandes espérances. Les mentalités ne peuvent pas changer d'un jour à l'autre et mettre fin à des années de haine et d'ignorance. Les mentalités ne pouvaient pas changer, tout court. C'était comme une vérité absolue que Shion n'avait jamais voulue reconnaître car Shion lui-même avait changé et avait changé son entourage.
Jamais aucun secours n'était arrivé des cinq autres villes. Jamais le moindre étranger qui leur aurait donné la main et qui les auraient aidé à se relever pour faire face à tout ça. L'espoir n'avait pas survécu aux premières semaines. La haine, elle, n'avait fait qu'enfler et faire gonfler les cœurs des survivants. Au grand massacre avaient succédé les accusations, les pleurs, la tristesse pour les uns et la rage pour les autres. Les gens du dehors n'avaient que trop conscience de l'existence qui leur avait été arrachée contre leur gré, pour la donner aux gens du dedans qui ne s'étaient jamais rendus comptes de leur chance. Eux qui avaient toujours tout eu sans avoir à le demander n'avaient pas même le droit de pleurer leurs amis et leurs maisons.
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Regrets - NezuShi
FanfictionC'était un soir semblable à celui où la tempête faisait rage, où Shion avait rencontré Nezumi, où sa vie entière avait basculé. Mais ce soir là était différent. Différent, parce que Shion était seul. Différent, parce que Shion était triste. Et Di...