Je bifurquai dans une ruelle sombre où persistait une vague odeur d'humidité et d'ordures. On n'était jamais à l'abri d'une mauvaise rencontre dans ces voies malfamées, mais ça valait mieux que de faire un long détour par les grandes avenues qui présentaient autant de dangers, quoique d'une toute autre nature.
Tout en marchant, je tâchais d'évacuer le mal de tête qui me vrillait les tempes. La journée n'avait pas été excessivement bonne. J'étais débordé par le boulot. Mon patron m'avait promis une bonne demi-douzaine de fois de me virer, ce qui ne faisait jamais que deux fois plus de menaces que d'ordinaire. Et toutes les capsules de transport instantané du bureau avaient été réservées ou étaient HS. Résultat : soit il fallait que je fasse le double de mon trajet habituel pour trouver une station, soit je devais me faire une raison et rentrer à pied. Pas question de prendre le métro, sauf si on voulait être dépouillé, poignardé, bastonné, égorgé et pas forcément dans cet ordre.
Je soupirai, fatigué. J'avais hâte de rentrer, de me glisser sous le jet brûlant de la douche et d'oublier cette journée pourrie.
C'est alors qu'il me tomba dessus.
Plongé dans mes pensées, je ne l'avais pas vu tourner à l'angle de la rue et s'avancer dans ma direction. L'air hagard, il tituba et s'effondra sur moi. C'était un homme qui pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Il était très maigre et pâle comme un suaire. Un grand manteau brun drapait misérablement sa silhouette décharnée. Une barbe irrégulière lui mangeait les joues et son regard bleu délavé semblait affolé. Mais tout ça passa au second plan quand je vis le sang. Il y en avait partout. Sur ses vêtements, sur ses mains qu'il gardait serrées contre lui comme pour protéger un objet précieux.
Après un soudain accès d'horreur et de panique, je l'aidai à se redresser tant bien que mal. Une odeur soufrée me prit à la gorge.
« Monsieur ? Monsieur, vous êtes blessé ? »
L'homme regarda autour de lui comme une bête aux abois. Il marmonnait mais d'une voix si basse que je dus me pencher pour entendre.
« Partir... Me trouver... Protéger... livre... Derrière moi... Vite... Partir... »
Inquiet, je sentis les battements de mon cœur accélérer.
« Monsieur, est-ce que... »
A ce moment, il parut se rendre compte de ma présence. Son regard plongea dans le mien avec une telle intensité qu'il me fit l'effet d'une brûlure.
« Protéger... Livre... Important...» souffla-t-il.
De sa veste, il tira le livre en question et me le mit entre les mains. La couverture était tiède, taillée dans un cuir sombre qui me rappela les livres écrits dans une langue que plus personne ne comprenait et qu'on ne trouvait plus que dans les musées d'Etat. J'écarquillai les yeux, sans comprendre.
« Attendez, vous...
— Protégez-le... A tout prix... souffla l'homme. Ils ne doivent pas le trouver. Jamais.
— Mais qu'est-ce que...
— Vais les attirer... loin... Partir... ne doivent pas... le livre... »
Il s'était remis à divaguer. Il s'écarta de moi et repartit d'une démarche vacillante, semant des flaques de sang derrière lui.
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Candide
Science FictionCandide, ou quand une histoire se termine avant d'avoir commencé.