Le Chardon des mers

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« L'histoire se passe à Narbonne, dans le port. Un de mes cousins assez lointain, un homme du peuple, avait monté sa propre entreprise de pêche. Mais malheureusement, cette année-là, l'hiver avait été particulièrement rude et les poissons s'étaient faits rares. Sa petite entreprise connaissait donc une grosse faillite. Lui et son associé, qui était aussi son ami, allaient bientôt manquer d'argent.

Ils devaient nourrir leurs enfants et à cause de la faim qui commençait à hanter leurs pensées, ils furent tentés d'aller pêcher dans le royaume d'Aragon où le poisson était abondant. C'était mal certes, mais quand la faim vous ronge, vous devenez capable de tout. Et pour être sûr d'avoir des poissons, ils décidèrent même de pêcher au lamparo. Un soir alors qu'ils comptaient enfin y aller, la femme de mon cousin, une rebouteuse qui vous baratine un avenir se met à crier :

- Non, n'allez pas là-bas ! N'allez surtout pas là-bas, il y a la créature ! Elle vous tuera ! N'allez surtout pas là-bas, elle y est déjà !

- Vieille folle tu délires ! Une créature ? On m'en a dit des sottises et des balivernes sur cette immense étendue d'eau salée qu'est la mer ! Mais jamais ces mensonges n'étaient vrais ! Les créatures mystérieuses n'existent plus à mes yeux car je les connais toutes, elles ne sont donc plus un mystère. Cet océan peut bien regorger de choses et de faits étranges pour sûr ! Mais il n'est pas un mystère.

Sa vanité à l'égard de sa connaissance de l'océan, et la famine eurent surement raison de sa fin tragique...

Quelques minutes plus tard, après avoir fini de se préparer, ils prirent leurs lampes à huile, leur filet et partirent. C'était le soir parfait, un soir illuminé, un soir sans nuage, un soir qui inspire confiance. Le ciel nocturne d'un noir au reflet bleuté était parsemé d'étoiles et d'astres célestes purs et froids. Il n'y avait personne dans les rues, aucun éclairage mis à part la lumière du clair de lune qui était leur seul guide. Ils avançaient en silence, lentement sans faire de bruit. Jamais personne n'aurait pu soupçonner leur présence. Arrivés au port, ils embarquèrent. La mer était agitée, les vagues étaient violentes et irrégulières ; elles frappaient la barque avec une telle puissance que cette dernière se trouvait projetée contre le ponton auquel elle était accostée. Ils auraient pu attendre quelques jours de plus, le temps que la mer se calme mais ils étaient conscients que plus ils attendaient, plus la faim les rongeait eux et leur famille.

Ils ont ramé péniblement pendant plusieurs heures, la mer était agitée et se transformait en tempête ce qui rendait plus difficile la navigation. Ils arrivèrent enfin au large des côtes espagnoles, elles n'étaient pas sous surveillance ce soir-là, surement à cause de la tempête. Ils pénétrèrent dans la zone sans encombre. Ils ramaient toujours au bout de quelques minutes lorsqu'ils virent de la lumière devant eux. D'abord ils eurent peur, peur que ce ne soit les gardes côtes. Mais alors que la lumière s'approchait d'eux, ils distinguèrent une barque, semblable à la leur. Cette barque qui s'approchait n'était pas comme les autres, il lui manquait quelque chose d'essentielle. Cette chose qui rendait cette barque différente les troublait car ils n'arrivaient pas à trouver ce que c'était. Soudain ils comprirent et un frisson leur parcouru l'échine. La barque était vide... Elle voguait juste au gré des vents, en route pour s'échouer sur la côte. Quand elle arriva à leur hauteur, une odeur nauséabonde s'en échappait. Ils se penchèrent pour savoir d'où provenait cette odeur. Ce qu'ils virent leur glaça le sang. Un cadavre, un cadavre déchiqueté, un cadavre humain en début de décomposition. On distinguait clairement des os ainsi que des organes méconnaissables. Il y avait une mare de sang. Mais avec cela il y avait quelque chose de spéciale : du Chardon des mers. Le Chardons des mers est une algue mauve et violacée comme une fleur de chardon, ce qui lui vaut son surnom. Elle est connue des pécheurs et ne pousse qu'à de grandes profondeurs. Ce qui les troublait c'était une simple question, qu'est ce qui a pu faire cela ? Un requin ? Après tout, la zone en abritait certainement ; mais comment un requin aurait-il pu descendre suffisamment bas pour en avoir sur lui, ça ne leur ressemble pas. Mon cousin dit à son acolyte que sa femme avait peut-être raison à propos de la créature. L'autre lui répondit que cela était impossible qu'elle existe et que sa femme délirait parfois. Ils en conclurent donc que ce fut un squale qui avait arraché une partie de ce pêcheur et qu'il était descendu anormalement profondément pour un problème quelconque. Ils repoussèrent, dans le sens du courant, la barque du mort qu'ils avaient retenue jusqu'à présent afin qu'elle s'échoue sur la côte et pour que le défunt puisse être reconnu et avoir des funérailles.

La brume avait fini par envahir l'horizon. La mer se soulevait de plus en plus, et ils décidèrent de pêcher. Ils plongèrent leur filet à l'eau. Il se remplissait assez vite. Quand il fut remplis, ils le remontèrent difficilement et virent à l'intérieur une dizaine de poisson se débattant pour sortir, pris dans un piège mortel. Ils vidèrent leur filet dans l'embarcation et recommencèrent l'opération deux ou trois fois. Ils pleuraient de joie de voir leurs problèmes résolus.

Quand la barque fut remplie de poissons, ils firent une pause pour se reposer malgré la tempête qui était maintenant bien présente. Mon cousin fini par s'assoupir. Il fut tiré de ces rêveries quelques minutes plus tard par des tremblements et un bruit sourd. Quelque chose avait heurté la coque. Ils regardaient autour d'eux, abasourdi, son associé était dans le même état que lui. Ils regardèrent dans l'eau et, malgré la brume et la nuit, ils distinguèrent une tache noirâtre. Le vent hurlait et gonflait des vagues hautes comme des montagnes enneigées d'écume. Soudain l'une d'entre elle submergea la barque et projeta les poissons à la mer. En regardant les poissons, ils se rendirent compte que la tache se rapprochait dangereusement d'eux. Puis, un son semblable à celui des baleines retentit. Les pêcheurs se mirent à paniquer. La pluie battante faisait un bruit monstrueux. Le ciel noir jetait des éclairs de lumière blanche. Le tonnerre grondait. Les vagues étaient gigantesques et puissantes. L'une d'elle frappa mon cousin de plein fouet, ce dernier paniquait, haletait, il était fatigué, il avait l'impression de vivre un cauchemar. Soudain, il distingua quelque chose derrière son associé qui, à l'autre bout de la barque, lui criait de se rassoir. Derrière lui, l'ombre se rapprochait, une nouvelle vague le frappa, les lampes à huile tombèrent à l'eau ainsi qu'une bonne partie du reste des poissons et il s'évanouit.

Il fut réveillé à l'aube par le clapotis de l'eau sur sa barque : la tempête avait enfin cessé. Il crut d'abord qu'il avait rêvé, mais en se redressant, il vit quelque chose qui l'horrifia. Son associé était mort. Il manquait à son corps mutilé un bras ainsi que d'autres parties du corps plus ou moins touchées. Le cadavre baignait dans son propre sang. Le pécheur encore en vie se mit à pleurer : il venait de perdre un ami. Quand il eut fini, quand la douleur passa il se résolut à jeter le corps à l'eau, car si il revenait avec il serait jugée et de plus il empestait. Mais en s'approchant de ce dernier, quelque chose attira son attention : Des algues mauves violacées était éparpillés au hasard autour et sur le mort : du Chardon des mers. »

Le Chardon des mersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant