L'homme au visage large et barbu qui était assis à une table en bois recommanda une chope de rhum. Il la vida d'un trait, comme les deux précédentes, ce qui sembla ne produire aucun effet sur lui. Il s'essuya le menton d'un revers de main et secoua la tête de manière bourrue. La femme au décolleté plongeant qui venait de le servir le dévisagea farouchement, et tenta de retenir une grimace quand il étira sa jambe raide qui se terminait par un moignon. Elle se retint de lui dire qu'il aurait pu avoir la décence de garder ses bottes, car elle savait que les hommes qui passaient dans la taverne de son père n'étaient pas les plus aptes à discuter de façon civilisée. Elle tenta malgré tout un sourire et lui demanda s'il désirait autre chose. Le vieux grisonnant fit signe que non et plongea sa tête dans ses mains. La conversation paraissait terminée. La serveuse retourna au comptoir, tandis qu'un jeune homme grand et brun la dépassait et s'asseyait à deux tables de l'ivrogne. Le nouveau venu ne commanda rien, aussi il sortit rapidement trois cartes marines qu'il étala avec précision devant lui, ainsi qu'une boussole et une pièce d'or. Il commença à les étudier, tout en faisant tourner sa pièce. La couleur était ternie et elle semblait rongée par le sel, mais on distinguait d'un côté une carriole, et de l'autre un navire. Sans nul doute l'œuvre d'un forgeron de qualité, qui en avait assez des pièces de monnaie, pensa la jeune femme. Elle haussa les épaules et partit débarrasser une table. Le soleil se couchait, et ne laissait filer que de faibles rayons lumineux à l'intérieur. Plusieurs bougies commençaient à flamber sur les tables et leur odeur se mêlait doucement à celle plus forte de l'alcool, et aux bruits sonores des conversations. La taverne n'était peuplée à cette heure que par des hommes, une petite dizaine éparpillés qui jouaient aux dés ou noyaient leur misère dans la boisson. Sortant du lot, il y avait le vieil éclopé, le seul à être assis sans parler, le jeune homme aux cartes qui jouait avec sa pièce, et une femme de joie maigre et laide qui semblait avoir du poil au menton. La serveuse eut pitié d'elle et lui proposa un verre, mais la femme déclina avec une voix aiguë avant de se diriger vers le brun d'une démarche instable. Elle s'assit à sa table et commença à lui chuchoter quelques mots.
Trois clients se levèrent pour sortir après avoir réglé leur commande. Quand ils ouvrirent la porte, un vent froid pénétra dans l'établissement et amena quelques gouttes de pluie dont les nuages avaient caché ce qu'il restait de soleil. Il faisait maintenant nuit, et la serveuse alluma les bougies restantes. Deux hommes qui semblaient bien éméchés raclèrent leur chaise bruyamment, et le plus grand brailla en espagnol des mots incompréhensibles. La serveuse craint des corsaires ivres et belliqueux et se rapprocha un peu plus du comptoir où servait son père. Heureusement, les deux hommes ne se donnèrent qu'une tape amicale avant de demander une chambre pour la nuit. La taverne du vent était une sorte d'auberge pour les marins de passage et les travailleurs du coin, postée sur la côte de Singapour. Elle était souvent remplie et animée, mais rarement par du beau monde. Les vrais aventuriers se faisaient rares, et ne restaient bien souvent que des pilleurs et des hommes sans argent, ou des voyageurs étranges et peu loquaces. Des hommes au visage ravagé par le temps, la mer, et le vent.
La serveuse jeta un coup d'œil rapide à l'ensemble de la Taverne du vent. Son père travaillait, un homme racontait sa dernière querelle à un autre qui dormait ivre mort sur une des tables. Le vieux semblait plongé dans des pensées troubles et fixait le fond de sa chope en bois, et la femme discutait toujours avec le jeune. Celui-ci acquiesçait, disait quelques mots par moment, et continuait d'étudier ses affaires. La serveuse espérait étrangement qu'il ne finirait pas la nuit avec la fille laide, mais elle se doutait bien qu'il le ferait. Elle allait retourner à ses occupations quand du mouvement attira son attention. Les deux s'étaient levés ; le jeune homme avait rangé son attirail et murmurait maintenant à l'oreille de l'ivrogne querelleur, qui ne semblait pas satisfait de ce qu'il lui disait. La femme de joie quant à elle se dirigea vers le vieux bourru et s'assit en face de lui. Le grand brun sortit un bref instant son pistolet qui suffit à convaincre le belliqueux et l'endormi qu'ils devaient partir, puis s'appuya sur le comptoir et commanda une chope de rhum. Il commença à la boire sèchement, en écoutant distraitement la conversation d'à côté. La femme voulait convaincre le vieux de venir avec elle mais il s'était énervé à la seconde où elle s'était assise. Il bougonnait et grognait tandis qu'elle insistait avec sa voix trop aiguë. L'homme à la pièce buvait toujours avec lenteur et assurance, et les deux commençaient à s'échauffer. La femme était maintenant debout et parlait tout près du visage rouge de l'autre, qui serrait et desserrait les poings en soufflant. Il se leva soudainement, tituba à cause de sa jambe, et se baissa pour ramasser sa botte. Au lieu de la remettre il l'envoya valser dans la tête de la femme, qui étouffa un cri. Le jeune homme posa sa chope maintenant terminée et se dirigea avec calme vers la bagarre. Le vieux continua de beugler.
- Je t'ai dit que je n'étais pas intéressé ! Tu vas me laisser tranquille oui ?
Il ramassa la jeune femme et s'adressa au barbu.
-Inutile de s'énerver mon grand. Elle voulait juste discuter.
Le vieux remit sa botte et dégaina une épée qu'il avait posée contre sa chaise, puis il visa le jeune homme. Celui-ci para le coup de son bras, et ses yeux étincelèrent.
- Et bien Kache, est-ce une manière de traiter les deux autres survivants du naufrage de L'écume noire ?
Catalban Kache écarquilla ses yeux en dévisageant les deux autres.
- Par ma barbe... Alex ? John Radski ?
- Capitaine Alex, le corrigea celui-ci. Lui-même.
La femme de joie retira sa perruque et le maigrichon Radski cracha une dent.
- Bon espèce de gros ivrogne, tu nous suis ou non ?