Chapitre 1

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Le soleil pointait enfin à l'horizon. L'aube d'un jour nouveau, sans les foudres de l'océan espérait-on. Les nuages noirs se teintaient de rose, tandis que le vent hurlant quelques heures plus tôt les poussait maintenant vers l'ouest. Des bancs de poissons lumineux slalomaient en surface, hypnotisés par la trajectoire du navire. L'équipage se reposait. Le Capitaine quant à lui, ne dormait jamais. L'œil aux aguets il souriait pourtant, apaisé par le doux mouvement des flots. Un coup de barre à tribord, un coup de barre à bâbord, et l'océan lui appartenait. Ou plutôt, il appartenait à l'océan. Éternel amour, éternelle aventure, le Capitaine Alex aimait la façon dont ses marins racontaient qu'il lui avait pris son cœur. Calypso avait pris son cœur. Thétis avait pris son cœur. Plus qu'aucune autre femme ne le prendrait jamais. Pourtant les ports ne manquaient pas de belle compagnie, dont l'équipage tentait toujours de profiter.

« Une seule soirée Mademoiselle ! Pour un pauvre bougre comme moi, dans la solitude marine... »

La solitude marine. Quelle étrange idée péjorative que la solitude marine. Alex secouait la tête. L'air marin, le sel, le rugissement des vagues contre la coque suffisaient à lui rappeler qu'ils étaient les meilleurs compagnons de voyage.

Et son voyage, le Voyage, celui pour qui il avait tout sacrifié, tout entrepris, s'étirait devant lui tel une promesse. Une promesse que l'arrivée serait à la hauteur du départ. Et tel l'horizon qui persiste, et le soleil qui tourne toujours dans le même but, le Capitaine Alex persistait, et tournait toujours dans le même but : trouver l'Introuvable.

Île mystérieuse, inconnue, théâtre de tous les dangers, l'Introuvable était pour lui le périple suprême. Le Capitaine s'était d'ailleurs entouré des plus fous, prêts à tout, et pires ivrognes que les villes portuaires lui avaient offerts. Des marins, des vrais, avec l'expérience des professionnels et les plus grandes légendes en bouche comme seul guide. Seul guide ? Non. Le Capitaine était leur guide.

« Voilà l'aube qui arrive. »

Il se retourna. Son second se tenait sur le pont, le regard perdu vers l'horizon.

« Et ton odeur de rhum arrive encore plus vite, Kache. »

Catalban Kache, bourreau des mers du Nord, ancien pirate chevronné. Un excellent marin qu'il est bon ton d'écouter.

« Je ne plaisante pas Capitaine. L'aube qui arrive aussi tôt ce n'est pas normal. »

Perplexe, Kache regardait le soleil, les sourcils froncés. Sa peau tannée s'éclairait déjà à la lueur du matin. La tempête de la veille l'avait beaucoup éprouvé, et sa jambe le faisait de nouveau souffrir. Quand la jambe souffre, le malheur souffle, disait-il. Étrange pressentiment qui le prenait pourtant avant chaque tempête ; et avait l'habitude de prendre fin dans les heures qui suivaient.

« Tu as dormi trop longtemps dans la cale pour croire une chose pareille ; et ce n'est pas ta vieille patte qui va me faire croire que l'on court un quelconque danger. »

Kache soupira. Trop jeune ce marin. Excellent navigateur, excellent dirigeant, mais il avait tendance à ne pas prendre au sérieux les caprices de la mer. Et qui disait caprice de la mer disait danger, ce que Kache connaissait par cœur. Un soleil éclatant dès les premières heures de la journée, danger. Surtout en plein hiver. Quelque chose clochait.

« Jamais la brise n'avait été aussi douce et les flots si calmes depuis notre départ, fit pensivement Alex.

-Justement, le vieux Neptune aime à nous rappeler que nous n'avons pas choisi une vie paisible, grogna le second, et il me le rappelle à chaque fois que je baisse ma garde.

Il tapota sa jambe raidie.

-Que tu coules dans les abysses si tu n'es pas capable d'apprécier cela. »

Un tangage du navire les coupa. Le Capitaine Alex se précipita vers la rambarde afin de scruter les eaux.

« C'est inutile, il n'y a rien. »

Il lança un regard noir au vieil infirme et une nouvelle bourrasque sous-marine vint le contredire. Des coups semblaient toquer contre la coque, tandis que le bâtiment était pris de soubresauts.

« Qu'est-ce qu'il se passe ?

-Rien de bon Capitaine, rien de bon » tremblota Kache.

Agacé, Alex se rua au centre et appela la vigie. Aucunes réponses. Grimpant l'échelle de corde menant au nid-de-pie, il scrutait toujours l'océan, impassible.

Pourtant.

Le navire continuait de tanguer, de plus en plus fort, et les mâts se mettaient à grincer.

Des courants froids s'abattaient sur les marins uniquement tandis que les coups dans la coque se répétaient.

« Capitaine, le... le navire est maudit ! » Beugla un maigrichon qui venait de tomber de son lit de fortune.

Arrivé au sommet, Alex s'arrêta avec horreur en découvrant le cadavre de la vigie, sauvagement poignardé à la poitrine.

Des cris stridents s'abattirent sur ses oreilles, se mêlant aux claquements assourdissants des voiles. Tous les marins couraient et criaient au malheur sur le pont. La barre faisait des siennes, et se laissait emportée par un vent qui n'existait pas. Redescendant à toute allure, le Capitaine aperçut soudain un créature sortir de l'eau.

Ses yeux emplis de démence étaient grands ouverts, et sa bouche souriait de dents pointus. Sa peau, verdâtre, contrastait avec ses cheveux blancs immaculés. Elle saisit le premier marin qu'elle trouva avant de plonger sauvagement la main dans sa poitrine et d'en ressortir quelque chose.

Le pauvre homme se tourna lentement vers les siens, un sourire béat et un regard éteint.

« Elle a pris mon cœur Capitaine. »

Et il s'écroula.

Dans une mare de sang.

La créature semblable à une femme hurla et des dizaines sortirent à son tour de l'eau pour se ruer sur les corsaires, glacés. La première souriait toujours, le précieux cœur dans la main, ses yeux fous rivés sur le Capitaine. Ses congénères maudites avançaient lentement, la même expression sur le visage.

« C'est une malédiction ! L'océan est venu nous punir d'avoir tenté de retrouver l'Introuvable! »

Le maigrichon criait et renversait tout ce qu'il trouvait, les yeux agrandis par la peur.

« Prenez la cale ! Les trésors !

Il beuglait.

-Prenez-les ! Nous sommes maudits ! »

Le Capitaine Alex regarda avec effarement son second.

« L'aube est venue trop tôt, répéta celui-ci. Le soleil brille aujourd'hui et la mer est contenue pour notre salut à tous.

Sa voix grave perçait à travers les piailleries des marins se faisant un à un arracher le cœur. Il regarda le Capitaine d'un air entendu.

-Ce n'est pas une malédiction, fit Alex sans le quitter des yeux.

Ce sont des sirènes. »

L'IntrouvableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant