CW mention : mort
Assise sur le rebord de ma fenêtre j'observe le ciel sombre tout en jouant machinalement avec la bague de mon père que je porte attachée autour de mon cou grâce à une fine chaîne en or. Je fais danser l'objet entre mes doigts, le laissant quelquefois s'échapper et retomber doucement contre ma peau ; je frissonne alors au contact du métal froid.
J'ai toujours aimé la nuit et l'incroyable immensité de sa robe noire. Autrefois je confiais à ce dôme éternel mes pensées les plus intimes, mes secrets les plus profonds et mes sentiments les plus sincères. Il connaît tout de moi, chaque parcelle de mon être, chaque recoin de mon âme. Face à lui je me sens aussi forte que fragile ; insignifiante petite chose perdue dans la contemplation d'un cosmos si grand.
Je me rappelle les heures passées à regarder les étoiles avec mon père, nous laissant tous deux emporter par ce cadeau nocturne et ces spectacles uniques renouvelés chaque soir. Cette voûte céleste était notre jardin d’Éden, notre havre de paix, notre parenthèse enchantée. Même si désormais tout a changé et que mon univers s'en est retrouvé largement fissuré, cela me permet toujours de me rapprocher de lui, de ressentir sa présence auprès de moi comme si Atropos, la Moire inévitable, ne s'était jamais manifestée.
Les minutes passent lentement, comme si le temps s'était mis à défiler au compte-gouttes, et ce n'est que lorsque j'entends ma mère se lever que je comprends qu'il est l'heure de me préparer. Ainsi je traverse ma chambre, qui n'est éclairée que par l'aura délicate de la lune, et m’engouffre dans l'obscurité du couloir pour me diriger jusqu'à la salle d'eau. D'un geste las et fatigué je me déshabille, laissant traîner mes vêtements sur le carrelage blanc et froid. Je défais le chignon qui retient maladroitement mes cheveux et fait couler le filet d'eau chaude sur mon corps. J'espère que ce chaleureux contact m'aidera à me détendre, à évacuer toutes les tensions qui contractent mes muscles et à combattre les lourdes traces de fatigue qui peignent mon visage. Il est certain qu'il m'est difficile d'anticiper sereinement la journée qui s'annonce mais je m'efforce de chasser les mille et une questions qui se bousculent dans ma tête et qui animent mes pensées.
Lorsqu’enfin je finis par m'enrouler dans ma serviette, mon regard se pose sur le reflet déformé par la buée que me renvoie le miroir et je détourne rapidement les yeux. Ma tignasse est encore bien humide alors que je les noue en une queue-de-cheval approximative. Je retourne dans ma chambre afin de m'habiller et de récupérer quelques affaires pour la journée. J'entends ma mère grommeler mon prénom d'une voix exaspérée donc je descends quatre à quatre les escaliers, manquant de trébucher à cause de mes chaussures défaites et me dirige dans la cuisine. Je l'y retrouve qui m'esquisse un faible sourire, illuminant de façon furtive son visage creusé par ces dernières semaines. Je l'embrasse sur le front et déjà son attention se reporte ailleurs.
Je me sers une large tasse de café et la vapeur chaude du liquide me caresse le visage. L'odeur délicieuse du breuvage m'est familière, réconfortante et je savoure chaque gorgée tout en me repassant mentalement l'itinéraire jusqu'au campus. Malgré les divers repérages que j'ai pu faire je peine à me familiariser avec cette ville nouvelle et j'angoisse à l'idée de m'y perdre lors de ce premier jour de rentrée. Il est pourtant temps pour moi d'y aller, alors après un au-revoir sans réponse de ma mère, je quitte la maison et rejoins ma voiture garée dans l'allée. Je m'y installe et jette un dernier coup d’œil dans le miroir du pare-soleil, mes doigts pianotant nerveusement le volant puis je me décide à démarrer.
Je viens d'une petite bourgade située à quelques kilomètres de Seattle mais nous avons décidé de déménager suite à la mort de mon père il y a quelques mois. Tout est arrivé précipitamment, sans crier gare et nous n'étions définitivement pas prêtes à voir nos vies basculer de façon aussi tragique.
Nous avions passé une partie de la nuit les regards fixés sur la lentille du télescope et je ne l'ai plus jamais revu après ce lendemain matin où il partait travailler. Il a suffi d'un banal accident de la route pour que cet habituel au-revoir se transforme en un terrible adieu ; pour que le ciel recueille sa plus belle étoile. Perdre cet homme a sans aucun doute été l'événement le plus difficile auquel j'ai dû faire face. C'était une douleur incomparable à tout ce que j'avais pu ressentir auparavant ; un déchirement du cœur, une dislocation de l'âme. J'avais l'insupportable impression qu'un étau me comprimait la poitrine, que ma gorge s'enflammait et que chacun de mes membres portaient lourdement le poids du monde comme le pire des fardeaux. L'univers semblait se dérober sous mes pieds, chavirer sans cesse ; et plus les jours défilaient plus je ressentais l'irrésistible besoin de fuir.
Je ne pouvais plus rester dans cette maison qui me paraissait comme hantée par sa présence et dans cette ville qui me rappelait sans cesse cet être avec lequel j'avais grandi. Jour après jour je remarquais avec douleur que maman était elle aussi incapable de continuer ainsi ; c'est pourquoi après de longs instants à m'interroger silencieusement je lui ai finalement proposé de partir vivre dans un endroit qui ne pourrait pas nous rappeler continuellement ces peines trop vives. La décision fût difficile car nous ne voulions pas que cela soit le témoignage d'un irrévocable et définitif adieu, mais elle fût prise en quête du meilleur pour chacune de nous deux. En quelques jours elle avait démissionné de son travail et j'avais envoyé plusieurs demandes d'inscription à différentes universités du pays. Nous n'avions privilégié aucune destination alors une fois les réponses des divers établissements reçues nous avons choisi celui qui nous emmènerait le plus loin. Ainsi nous sommes parties nous reconstruire ailleurs.
Je pensais qu'elle finirait par prendre le dessus sur cet état de décadence qui l'habite, qu'elle sortirait du placards ses vieux manuscrits stoppés par le manque d'envie ou d'inspiration, qu'elle irait suivre des cours de peinture et qu'elle rentrerait à la maison avec ses mains d'artiste tachées, qu'elle s'amuserait de nouveau à errer dans des brocantes et qu'elle reviendrait de je ne sais où les bras chargés d'un bouquet de fleurs parfumées. Mais j'ai eu tort puisque rien de tout cela ne s'est produit et qu'elle passe chaque nouvelle journée terrée à la maison. Elle reste quotidiennement enfermée et j'ignore même ce à quoi elle occupe ses longues heures. J'ai essayé à plusieurs reprises de le savoir mais jamais je n'ai obtenu de réponse, alors j'ai fini par en déduire qu'elle ne souhaitait pas que je le sache. Je pense qu'en me retirant mon père j'ai également perdu ma mère.
J'allume la musique de l'autoradio et celle-ci remplit l'habitacle. Les mélodies semblent alors s'infiltrer sous ma peau, dans mes veines et je laisse la symphonie me posséder car elle m'apaise et me détend. Je marque le tempo et bat la mesure du bout des doigts.
Lorsque enfin j'arrive sur le parking de l'école, je laisse échapper un faible soupire d'appréhension sans que je ne puisse le retenir. Je rassemble mes affaires, claque la portière puis me retourne pour faire face à l'immense bâtiment de briques rouges qui se dresse, imposant et droit devant moi. Après un bref instant je m'engage parmi la horde d'étudiants pressés et bruyants ; personne ne semble me remarquer et j'ignore si cela me rassure ou non. Je déambule maladroitement dans le dédale de couloirs inconnus, saisissant au passage des brides de conversations et des éclats de rires. Au terme de quelques minutes qui me paraissaient durer une éternité je parviens enfin à trouver mon chemin et à rejoindre ma salle.
Je frappe doucement sur la porte et un vieil homme au regard sévère, aux cheveux poivre et sel et aux habits anciens m'ouvre. Sans prendre la peine de prononcer un mot, et devançant mes paroles, il m'indique d'un geste las l'unique table inoccupée. Je traverse la classe sous les regards fixes de mes camarades et rejoins le dernier rang. Le garçon assis à côté me dévisage bizarrement avant de retirer ses jambes de ma chaise pour me laisser prendre place. Je le remercie d'un sourire mais il se détourne rapidement, se prenant d'intérêt pour un motard qu'il distingue par la fenêtre.