Chapitre 1 : « Le dernier des sensibles »

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« Ce n'est pas un signe de bonne santé mentale que d'être bien portant dans une société malade »

 Jiddu Krishnamurti


 Eliott

 –Surtout, n'oublie pas que tu n'es pas comme eux, Eliott, tu ne peux pas l'être, me glisse ma mère alors que je m'apprête à sortir.

Je me retourne pour lui faire un sourire. Un peu exaspéré par cette phrase que j'entends à chaque fois que je quitte la maison familiale, je réplique :

– Ne t'en fais pas ma petite maman, tu me reverras vivant la semaine prochaine, comme d'hab hein, on a connu pire comme situation. Et puis, je ne deviendrai jamais comme eux.

Elle continue à me fixer de ses grands yeux sombres, doux et légèrement mélancoliques, un regard qui m'agace de plus en plus ces derniers temps :

 –Nous ne serons jamais sûr de ce qu'il pourrait advenir avec ces dégénérés malheureusement, mais j'ai confiance en toi. Ça fait dix années que je ne vois pas la moindre trace de jaune dans tes iris. J'ose espérer que tu auras ce même beau regard jusqu'à ta mort ... Allez, file maintenant ! Bonne semaine mon fils.

Je vérifie une dernière fois si mes lentilles de contact, couleur jonquille, sont bien positionnées et je m'éclipse.

Dehors, le soleil brille fort, je cligne des yeux rapidement le temps qu'ils s'acclimatent à la lumière. Ces foutues lentilles rendent mes yeux plus sensibles. J'observe l'espace autour de moi, la rue est bondée. Ma mère habite une jolie petite maison étroite au cœur du vieux Lille. Un des rares endroits qui reste peu changé par le temps, en ce printemps chaud de 2063. J'aime l'ambiance quelque peu intemporelle du quartier. Les passants flânent en regardant les vitrines des boutiques des créateurs branchés du moment. Des groupes d'adolescents et des groupes de moins jeunes sont assis aux terrasses des cafés, et prennent leur temps en refaisant le monde. Cependant, vous imagineriez probablement autrement la scène qui se passe sous mes yeux. Vous auriez sans doute une sensation d'étrangeté en observant cet univers.

Lorsque je dis que les « passants flânent », ils ne passent pas de longues secondes à contempler les vitrines d'un air envieux ou curieux. Non. En fait, leur cerveau leur permet d'emmagasiner suffisamment d'informations en un temps très court pour ne passer que deux ou trois secondes devant les vitrines et mémoriser tous les articles qui sont exposés.

Les groupes d'amis qui sont posés en terrasse avec une bonne pinte de bière à la main discutent calmement, ne rient pas, ne chahutent pas. Tout est calme.

En réalité, ces hommes que je vous décris ne sont pas des hommes. Enfin si, mais pas tout à fait. Ces êtres correspondent à ce qu'on nomme des « évolués » et il n'y a plus que des évolués qui évoluent sur Terre maintenant, pardonnez mon mauvais jeu de mot. Leurs caractéristiques sont vraiment différentes des vôtres, des miennes. Ces dégénérés sont génétiquement des humains : ils boivent, dorment et baisent comme nous. Cependant ils sont autres. Tous les évolués possèdent des iris jaunes tirant légèrement sur le vert, ce qui donne un regard à la fois inquiétant et attirant. Le regard. C'est la seule particularité visuelle qui nous différencie.  C'est l'unique différence physique qui sépare les individus ayant unehumanité de ceux qui ressentent autant d'émotions qu'une mouche.

 Ils ont la chance d'avoir une intelligence plus élevé, ils ont un physique beaucoup plus attractif et sont plus forts physiquement. C'est pourquoi ils se surnomment les « évolués », l'être humain 2.0 par excellence. On se croirait presque dans un vieux film de science-fiction de l'ancien siècle, le XXème siècle j'entends.

En marge de ces qualités décrites, ces dégénérés sont des êtres qui ne ressentent aucune empathie pour l'autre ni aucune émotion. Aucune. Enfin, à une exception près : Ils éprouvent un plaisir indescriptible - un poil en dessous de l'orgasme, j'ai l'impression - à l'idée de pouvoir faire souffrir autrui, d'avoir un pouvoir et de contrôler une personne. Rassurez-vous, ils ne se blessent pas entre eux. Non pas parce qu'ils ne voudraient pas faire souffrir ou humilier leur entourage mais parce que ce n'est pas quelque chose de « civilisé », ce n'est pas digne d'eux. Or, les évolués se considèrent comme des êtres civilisés. Alors ils se contiennent. Ils refoulent leurs pulsions. Ils attendent jusqu'à se retrouver face à un « sensible ».

Un « sensible ». C'est le petit nom donné à des personnes comme vous. Vous qui ressentez des émotions, vous qui aimez, pleurez ou rêvez. Vous êtes des sensibles pour les évolués. Croyez-moi, un sensible pour un évolué est l'équivalent pour vous d'une mouche qui se cogne et se recogne inlassablement et stupidement à la lampe de chevet de votre chambre. Le sensible, c'est le sous-homme, l'erreur darwinienne, un parasite à éradiquer ou encore la chenille qui ne deviendra jamais papillon - pour être un peu plus dans la poésie qui manque tant à ce monde où je vis -

J'aimerais tellement revenir au début de ce siècle pour m'affirmer tel que je suis. Mais je ne peux pas. On est en 2063 maintenant, je m'appelle Eliott, j'ai dix-neuf ans et je porte des lentilles couleur citron que je déteste par-dessus tout. Je suis étudiant en première année en faculté de «psychologie des sensibles » mais tous mes semblables ont été traqués, torturés puis exterminés. Je suis un peu comme un fantôme qui se fond dans la société non-évoluée des évolués. Ne pas se dévoiler. Ne pas laisser transparaître d'émotions. Ne pas rire. Ne pas sourire. Ne pas se laisser envahir par la peur. Ne pas montrer qu'on souffre de cette situation. Ne pas pleurer. Ne pas hurler parce qu'on en a marre de ce monde. Ne pas se faire piéger par ses émotions pour ne pas risquer de se faire tuer. Etre normal. Je m'appelle Eliott, j'ai dix-neuf ans, je suis différent, je suis un sensible et voici mon calvaire.


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