Sensibles

Chapitre 4 : "Où êtes-vous ?"

Eliott

Chaque mercredi, après avoir pris des nouvelles de ma petite mère, j'opte pour le même programme : je rentre doucement chez moi en prenant le temps de profiter du temps ensoleillé et du bon air, moins pollué qu'on pourrait le penser, du centre urbain et dynamique de ma jolie ville, Lille.

Je loue, depuis ma rentrée universitaire, un modeste appartement situé au cœur de Wazemmes. Lorsque j'arrive devant le vieil et insalubre immeuble dans lequel je vis, je me prépare inconsciemment au même rituel : je positionne mon index de la main droite sur une petite machine, située à l'entrée, qui prélève une minuscule goutte de mon sang en me piquant le doigt. Cette goutte de sang est immédiatement analysée par l'appareil qui vérifie si je fais partie des locataires ou des propriétaires de l'immeuble.

C'est un système de sécurité qui a été mis au point entre le moment de ma naissance et la multiplication cauchemardesque de ces dégénérés. Il y a une quinzaine d'années, je pense. Les clés et les boîtiers à code se retrouvent relégués au « musée des arts modernes et de la technologie sensible » de Villeneuve d'Ascq.

Le fait est qu'analyser une goutte de sang se révèle être bien plus performant que tout autre système. Il dévoile le patrimoine génétique de l'être humain qui est unique à chacun. Appliquer un système qui analyserait la couleur des iris aurait été plus difficile puisque chaque évolué a plus ou moins la même teinte de jaune, la différence de ces variations n'est qu'infime. Certains possèdent des yeux d'or, littéralement parlant. D'autres, des yeux jaune-orangé comme un coucher de soleil sur la plage un soir d'automne. Quelques-uns ont un regard jaune vif, comme le citron : Ça en devient presque agressif lorsque vous regardez dans les yeux ces gens-là.

Ce qui m'inquiète, en revanche, c'est que les scientifiques évolués ont déclaré avoir localisé le gène qui différencierait les évolués des sensibles. Ainsi, disent-ils, la société aura l'opportunité de découvrir et de traquer les derniers sensibles cachés parmi la population. Des tests auront lieu dans les prochaines semaines à venir avec les mêmes machines qu'on utilise pour entrer dans les bâtiments. Putain. Qu'est-ce que je vais devenir ?

Est-ce qu'il existe seulement des autres sensibles qui ne sont pas en « captivité » hormis ma mère et moi ?

Mon père a été exécuté dès lors que l'épidémie s'est rependue et que les évolués sont devenus majoritaires. Il y a de cela plus de dix ans. Lapidé en place publique. La désormais sinistre Grand'Place de Lille fait office de lieu d'exécution des sensibles et des agitateurs de la région.

Ma mère et moi avions eu la chance de ne nous être jamais faits repérer et avons réussi à nous « adapter ». Depuis, nous vivons comme des caméléons qui se transforment selon les circonstances. Nous faisons semblant d'être écœurés par ces sous-êtres de sensibles lorsque les discussions publiques se tournent vers eux. Ne pas se faire repérer est la règle de base à appliquer pour notre survie.

Peut-être qu'un jour nous deviendrons des évolués à force d'essayer de leur ressembler au mieux ? Nos yeux seront or, ou citron, ou jonquille, peu importe. Merde ! Je n'ai pas envie. Nous devons résister. Nous devons continuer de croire. Putain ! Papa, crois-moi, si jamais « là-haut » existe et si jamais tu m'écoutes, crois-moi, je te vengerai. Le système ne peut pas continuer indéfiniment. Tous les empires chutent un jour ou l'autre. Celui-ci est un colosse aux pieds d'argile. A nous de le faire tomber.

Je me demande ce qu'est devenu le reste de ma famille : Oncle Paul, Mamie Jo, Sophie, le p'tit Félix, Manon... Que vous est-il arrivé ? Etes-vous devenus des évolués ? Avez-vous été exterminés par ces dégénérés ? Avez-vous été capturés et déportés en camp pour sensibles ? Etes-vous cachés vous aussi ? Je veux savoir. J'ai besoin de connaître la vérité.

Je me rends compte que je tremble. Putain. Ce geste peut me trahir.

– Des sensibles ont été découverts ! Allez tous sur la Grand'Place ! Des sensibles ont été découverts ! Hurle un mec dans la rue surexcité par l'événement.

Je sursaute, surpris par l'importun qui se croit de bon genre de crier dans la rue.

– Apparemment, un grand père et ses deux petites filles seraient des sensibles qui se cachaient parmi nous depuis le début ! Dit une femme à l'air hautain.

– ça doit bien faire huit ans qu'on a plus fait de trouvailles pareilles ! Réplique un jeune homme.

Mon cœur bat à cent à l'heure. J'observe la scène : les gens sortent de chez eux, les travailleurs qui s'apprêtent à regagner leur maison rebroussent chemin. Tout le monde se dirige vers un même endroit, d'un pas modéré.

Les évolués convergent tous vers le cœur de Lille, lieu d'exhibition et d'exécution des sensibles il y a de cela quelques années.

Je ne veux pas être le prochain.