Chapitre 3 : « Le jeune déporté »

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Félix


– Qu'est-ce qu'on fait lorsqu'on quitte une pièce dans laquelle se trouve une grande dame, jeune abruti ?

Et merde. J'oublie de montrer ô combien les sensibles sont des êtres inférieurs à eux. Trop heureux à l'idée de ne plus voir cette pète-cul pour cette journée sans doute.

– Veuillez m'excusez de ma distraction, Madame.

Je m'incline bien bas, aussi bas qu'est mon estime pour cette petite madame arrogante. Ne t'en fais pas, ma belle. Un jour, ce sera à ton tour et à celui de ton ignoble espèce dégénérée de vous excuser pour toutes les cruautés et humiliations gratuites que vous nous faites subir. Vous êtes le problème, la plaie de ce monde sans bonheur, pas nous. C'est vous les mutés, pas nous. N'oubliez pas que vous étiez des sensibles avant que cette chose ne vous bousille le cerveau. Et je sais qu'à défaut de ressentir, vous conservez au moins les souvenirs.

– Allez dégage, petit con, retourne au camp rejoindre ta famille, rajoute-t-elle ensuite.

Je ne me fais pas prier et je m'en vais le plus rapidement possible, bien heureux de ne plus la voir Je me sens encore plus humilié. Ça ne change pas tellement du quotidien en fait. On finit par s'habituer aux mauvais traitements que les évolués nous infligent.

Je me dirige vers le camp. La maison de la rouquine et de son sociopathe de mari est spacieuse et bien entretenue –par nous les sensibles évidemment-

C'est un ancien manoir du XVIIème siècle situé dans la banlieue chic de Lille. Les longs couloirs sont bien éclairés et agrémentés de sculptures représentant la beauté du corps humain : Des hommes et des femmes nus s'exerçant au sport. La sculpture est un art fort apprécié des évolués, on les croirait presque « sensibles » devant ce type d'art. Nous retrouvons aussi des photographies de paysages sublimes que je n'ai jamais vus de mes propres yeux de toute ma courte vie : les dunes de sable fin du désert de Sahara, un temple japonais shintoïste perdu au milieu de cerisiers aux belles feuilles rosées, un iceberg dérivant au milieu d'un océan glacé près du Groenland. Peut-être est-ce celui que le Titanic, ce bateau d'une autre époque restée mythique, a percuté ? J'aimerais tellement être téléporté et me retrouver dans un de ces lieux si authentiques et sauvages pour échapper à la dure réalité de mon quotidien. Je désirerais plus que tout reprendre ma vie d'avant. Sans camp. Sans coups. Sans humiliations.

Les évolués aiment l'art mais pas n'importe lequel : seulement l'art harmonieux, l'art qui est beau pour les sens. Ils aiment la régularité, la symétrie, la clarté. Les sonates de Beethoven, les sculptures style gréco-romain ou Michel Ange, les valses de Tchaïkovski, le classicisme espagnol et français en peinture ou plus récemment les musiques instrumentales de Ludovico Einaudi et de Hans Zimmer.

Je trouve que c'est assez drôle au fond. Comment peuvent-ils apprécier l'art s'ils ne ressentent aucune émotion ? Peut-être que l'harmonie en art les apaisent quelque peu comme une berceuse endort un bambin ? De toute façon, je n'ai pas souvent l'occasion de me questionner sur leur psychologie. Tout ce que je sais, c'est qu'ils ne sont plus humains maintenant et qu'ils ne nous aiment pas. Point.

Je viens de sortir du manoir et je longe les murs, évitant de me faire remarquer par l'un de ces connards. Question de prudence. Il vaut toujours mieux être trop prudent que le contraire lorsqu'on est un sensible.

La nuit est en train de tomber, un peu de fraîcheur du crépuscule rafraichit ma peau bien qu'il fasse presque toujours aussi chaud. Quelques rayons éclairent encore la résidence et son joli jardin à la française bien entretenu avec ses arbustes aux formes variées et toujours taillés. C'est le printemps. Le climat de notre printemps doit correspondre à celui de votre été. Réchauffement climatique oblige. Mais bon, ce n'est pas de ça dont nous souffrons, on fait avec.

Je trébuche et manque de me casser la figure. Je viens de marcher sur quelque chose apparemment.

-Aide-moi Félix, ne m'abandonne pas là comme un chien, garçon ! Mon oncle maternel est couché par terre, couvert de bleus et la lèvre fendue.

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