Le mal

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« Tandis que les crachats rouges de la mitraille

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« Tandis que les crachats rouges de la mitraille

Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;

Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,

Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu'une folie épouvantable broie

Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;

- Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,

Nature ! ô toi qui fit ces hommes saintement !...

- Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées

Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;

Qui dans le bercement des hosannah s'endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées

Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,

Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir ! »

Le mal - Arthur Rimbaud


JULIEN


« – Merci, Superman ! Tu m'as sauvé la vie !

– Ne t'inquiètes pas, je ne fais que mon devoir... »

J'appuie rageusement sur le bouton de la télécommande. J'ai beau avoir toujours adoré les films de super-héros, en ce moment, ils me tapent sur les nerfs. A chaque fois, c'est exactement la même chose : ils se transforment, ils sauvent la fille, et ils vivent heureux pour l'éternité. Tout cela est devenu bien trop cliché pour moi. C'est absurde, et totalement irréaliste ! Des personnes aussi parfaites ne peuvent exister. Ce n'est plus vraiment de mon âge. De toute façon, ma meilleure amie Juliette m'a toujours charrié à cause de ma passion sans précédent pour ces films américains à gros budget ; c'est elle qui va être contente de voir que mon avis a changé.

Je m'extirpe avec regret de mon bon vieux canapé. J'ai l'impression qu'il me regarde avec de grands yeux tout en me suppliant: « Non, Julien, reste ! Regarde-moi, mon dossier confortable et mes coussins mous dans lesquels tu pourrais t'endormir... Ne va pas au lycée, Julien...». C'est vrai que c'est tentant de rester ici, mais malheureusement j'ai des devoirs à accomplir. Non, pas sauver Gotham City ou porter secours à des demoiselles en détresse. Juste faire le contrôle d'histoire que je prépare depuis trois semaines : si je le sèche, je peux être sûr que ma moyenne va en prendre un coup et je n'ai pas besoin de ça, alors que le premier trimestre de ma terminale vient de s'achever. Il faut absolument que je puisse entrer dans une bonne prépa, il en va de la santé de mes deux parents ingénieurs en robotique. Pour eux, aimer la poésie ou la littérature et vouloir en faire son futur, c'est un sacrilège condamnable par la pendaison... d'accord, j'exagère un peu... rien qu'un peu.

Je fourre mon recueil de poèmes avec douceur dans mon sac à dos. Il commence à se corner, malgré tout le soin que je lui apporte. Il faut dire que je l'emporte partout où je vais. Ma tante me dit que c'est « trop romantique », et pourtant les filles de ma classe semblent trouver ça plutôt « trop naze », voire « trop nul ». Est-ce de ma faute si les spécimens féminins de mon lycée m'ont mis dans la case « ringard » depuis la seconde dont je n'arrive pas à sortir ?

Tout en sifflotant, je sors de chez moi. Sur le chemin, j'aperçois un groupe de garçons de ma classe sur le trottoir d'en face. Merde... J'essaye vainement de dissimuler mon corps maigrelet derrière une voiture mais ils m'ont déjà vu.

- Hé, Julien ! Pourquoi tu te planques ?

Je soupire bruyamment. Pas le choix, je dois sortir de ma cachette. Ils se mettent à s'esclaffer et l'un d'eux, le grand sans cervelle, me lance :

- Tu vas où comme ça, tapette ?

Sans répondre, je m'éloigne rapidement tout en prenant le soin de leur lancer un regard assassin.

Ils se remettent aussitôt à rire. Sûrement pour se foutre de ma gueule. Mais bon, je m'en fiche. L'ignorance est le meilleur des mépris, après tout. Sans les regarder, je reprends ma route.

J'avoue que me faire coller l'étiquette de « gay » depuis trois ans parce que ma seule amie est une fille et que je suis aussi épais qu'une aiguille est lassant à force. Peut-on juger à son physique l'orientation sexuelle d'une personne ? Je ne pense pas. Alors peace, les gars, le mariage pour tous a été voté, il me semble.

J'arrive devant le portail du lycée, que j'appelle plus communément l'entrée des Enfers. Je trouve ma comparaison plutôt bonne : après tout, cet établissement est peuplé d'êtres aussi abjectes les uns que les autres. C'est facile d'y entrer... Mais pour en sortir, c'est une autre histoire.

Je scrute la foule à la recherche de Juliette. Bizarre, je ne la vois pas. D'habitude, sa crinière rousse me saute aux yeux. Je prie Dieu, Allah, Bouddha, Yahvé et tous les autres dieux existants qu'elle soit présente aujourd'hui. Sinon, je vais encore traîner dans les couloirs comme le plus rejeté du groupe des sans-ami... rien que penser à manger mon sandwich dans la bibliothèque me fait froid dans le dos. Je la vois enfin s'avancer vers moi et je soupire de soulagement. Hallelujah ! Les cieux ont entendu mes prières. Elle se jette dans mes bras pour m'étreindre affectueusement.

– Salut ! J'ai cru pendant deux secondes que tu ne viendrais pas aujourd'hui... J'avoue que j'ai frôlé la syncope, dis-je avec un clin d'œil.

Elle ouvre la bouche pour rire, révélant les bagues argentées qui parsèment son sourire. Pauvre Juliette. Mais elle arrive au bout du tunnel : plus que trois mois et ses dents seront libres ! Quand elle retire ses lunettes bordeaux pour les frotter avec son t-shirt, je me rends compte qu'elle est vraiment jolie. Son petit nez retroussé avec des tâches de rousseurs ne rentre pas dans les standards de beauté classique, mais elle a son propre charme. En ce qui me concerne, elle reste casée dans la catégorie « amis à vie » mais je sais que quand on lui aura retiré ses bagues et qu'elle mettra des lentilles, elle deviendra terriblement belle. Un petit pincement s'effectue dans mon cœur de grand sensible en pensant à ce futur incertain. Restera-t-elle mon amie une fois qu'elle sera belle et populaire ? J'en doute sérieusement.

Sans vouloir être égoïste, j'aimerais que cet instant n'arrive jamais. J'aimerais que le temps s'arrête pour que je puisse profiter de mon amie. Heureusement, elle n'a pas confiance en elle, ça ne colle pas avec le personnage de fille populaire qu'elle pourrait possiblement devenir. Elle n'est pas consciente de sa beauté, et c'est tant mieux.

Nous pénétrons dans l'enceinte de l'établissement en bavardant. Je réalise sans réussir à m'empêcher de grommeler que j'ai Maths. Je déteste ce cours pour deux raisons : je n'aime pas les Maths et je suis assis à côté de Hugo, un gars qui aime me foutre des coups de règle pour son plaisir personnel.

Bon, la liste n'est pas longue, mais je la trouve suffisante. Pas besoin de dix mille raisons pour ne pas apprécier un cours.

Des rires suraigus venant de l'angle du couloir parviennent à mon oreille. Un groupe de filles débarque. Je m'amuse à compter combien d'entre elles ont les mêmes chaussures. Trois sur six, c'est quand même pas mal. Je décroche mon regard de leurs pompes et tombe sur deux prunelles bleu cobalt qui me dévisagent méchamment.

Rose Morel.

Super-hérosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant