MARIAGE À NOTRE DAME D'AFRIQUE (1)

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(Tafsut : le printemps ; Chibania : la vieille en arabe)

Grégoire écrit son dernier mail à Tafsut. Demain il embarque toute sa famille. Un bateau part de Marseille à midi pour une arrivée prévue le lendemain à Alger. Son père, sa mère, ses oncles, tantes et grands-parents se ravissent de l'évènement : le p'tit de Quimperlé se marie !

15 ans qu'il vit enfermé au premier étage de la maison familiale. Ses journées s'organisent entre son travail salarié et ses activités sur la toile. Jamais il ne sort pas même pour faire du sport. Sa dernière relation amoureuse remonte à ses quinze ans. Lucille partageait ses sentiments entre trois garçons : lui, son cousin et son meilleur ami. Depuis, il préfère se branler sur Skype.

Avec ce mariage, ses inquiétudes disparaissent. Grégoire rencontre Tafsut sur Meetic le 8 mars 2014. Tous les jours ils échangent par Periscope. Une rencontre sur Internet entre une fille de Tizi Hibel et un garçon de Quimperlé.

Au début, les parents rechignent à l'union. Une Algérienne ! Jocelyne sa mère pense qu'il aurait pu trouver mieux. Albert le père officiel de Grégoire rassure sa conjointe. Tafsut est blanche, elle passe pour une française, peau laiteuse et yeux bleus.

Avant le départ, la famille de Quimperlé réunit ses espoirs en la cathédrale de Notre-Dame de la Garde. Ils remplissent tous les pique-cierges. Au total 100 de brulés dix fois plus d'euros de dépensés à allumer Dieu.

Toutes les heures, Grégoire informe Tafsut du déroulé du voyage par snapchat. Avec sa famille, elle prépare les derniers gâteaux et tenues de mariage. Ses sœurs et cousines la jalousent. La plus jolie fille de Tizi Hibel part vivre dans quinze jours en France, quelle chance.

Sur le bateau Lucien le grand-père de Grégoire partage une bouteille de whisky avec Albert.

Il parle de la guerre avec son fils, le père de Grégoire. La mémoire lui joue des tours. Joyeux de retrouver l'Algérie, il entretient une énorme culpabilité.

« Chaque barbecue me renvoie à ces trois années passées à Blida. Je tais mes sensations dans mes silences. je me souviens, j'entends les aboiements, les cris. je vois le sang et sens la fumée des corps carbonisés. Enfermés dans une pièce sans fenêtre, les fellagas pouvaient rester des heures, des jours sans parler et sans nourriture. Nous passions un à un et avions entière liberté pour faire parler les renégats. Souvent, j'étais le dernier qu'ils voyaient. Ma spécialité : les oreilles découpées à l'opinel...»

Albert découvre un autre père. Grégoire passe, ils se taisent. Le grand-père reprend son récit tandis que le reste de la famille dort.

« ...Doigts coupés, testicules écrasés, oreilles ensanglantées passés ou non aux aveux, leur sort était réglé. Rations réduites depuis une semaine, nos bergers allemands les attendaient avec voracité. Par dix nous les réunissions dans la cour pour les rendre à une liberté macabre. Ils s'enfuyaient guenilles dégoulinantes de sang. Au bout de dix minutes lorsqu'ils passaient l'horizon du terrain vague nous lâchions la meute. Pourchassés par des aboiements féroces et affamés aucun ne trouvait d'issue. Dans la gueule des chiens, l'on voyait revenir ici un bras, là un pied. Le carnage terminé, nous devions nettoyer. Un immense feu un peu comme ceux de la Saint Jean faisait disparaître les traces de la forfaiture. Durant ces sessions de tortures, nous buvions beaucoup d'alcool... ».

Lucien pleure. Albert déplore ce long silence. Violences sourdes d'enfants, ici ou à Alep toutes les mêmes.

Le bateau trace son sillon dans le noir maritime. A l'aube quelques dauphins argentés cabriolent à bâbord sur une mer d'huile. Lucien sort d'une nuit blanche remplie de fantômes. Le grand-père chancèle dans sa bile de whisky. Il réveille sa famille. Progressivement la population change de style vestimentaire. Les femmes sortent djellabas blanches, voiles blancs pour couvrir leurs cheveux et honorer ainsi leur terre du respect des traditions. Les dentelles et dorures égayent les visages ronds et font penser aux bigoudens. Les chibanias rentrent au pays. La famille de Grégoire regarde inquiète ces modifications, ils oublient vite la Pont-Aven. Sa tante et sa mère pensent qu'elles arrivent en terre terroriste, ça pétarade de youyous sur le pont, les dauphins argentés par dizaines accompagnent l'arrivée.

Lucien rassure la famille, il fait son Capitaine Haddock. Côte à l'approche, une ligne blanche forme une droite, peu à peu les bâtiments prennent corps. Notre-Dame d'Afrique fait sa fière à 124 mètres, Soleil en miroir. Gloire à la lumière éclairée de Dieu. Amour.

« Regarde dit Grégoire, je vais me marier dans une basilique.

- Loin de chez nous, lui répond sa mère.

- Je sors. Une envie de voyage... un souffle du large »

Klaxons en fanfare, monde dans la marre, les rues d'Alger ressemblent à tous les poulaillers urbains. Ça caquette dans les ruelles étroites, ça jabote dans les universités, ça jacasse en proximité, pousse des cris de nouveaux nés dans les lits.

Grégoire le futur de Quimperlé regarde sans prêter attention, il pianote sur son portable. Accès internet de sortie de bateau, snapchat pour Tafsut. Grégoire rit, s'émeut du bout des doigts. La famille de Tizi Hibel, le petit village du Djudjura, suit le voyage allé. Ils découvrent peu à peu la famille de Quimperlé. Tafsut guide son époux face à la découverte, jeu grandeur nature.

Beaucoup de différences soulevées. On passe. Résumé : Alger est sale. La famille de Grégoire dresse l'inventaire.

Où se trouve la meuf de Calzédonia et JC Decaud s'étonne Grégoire ? Au port pas une trace.

Grâce aux indications de Tafsut la famille bretonne arrive au pied du funiculaire en terre chrétienne. Sur le parvis de Notre-dame d'Afrique les youyous et derboukas résonnent, en bas les voitures parasitent les oreilles de la famille de Grégoire. Ils chauffent les binious dans le funiculaire, Jocelyne prépare sa coiffe de Quimper. Lucien se couvre d'un chapeau noir, Alfred met son bonnet rouge, Grégoire a encore des cheveux.

Lucien le grand-père mène le groupe. Les autres derrière s'empiètent à en perdre leur liberté de mouvement. Jocelyne s'écarte de peur à la vue d'un homme en djellaba, ils suivent.

En hauteur, Alger la Blanche apparaît avec une bibliothèque au large d'une colline. Une bibliothèque avec de grandes baies vitrées ouvertes sur la mer, bordées d'acacias, d'hortensia et d'arbres de judée. Les couleurs et senteurs réveillent les cœurs bretons. Ils retrouvent les pas de leurs danses. Funiculaire arrive, les binious trouvent du son sur le parvis, les youyous s'emboitent. funiculaire descend.

Deux familles pénètrent Notre-Dame d'Afrique le 8 mars 2016 à 16 heures.

Lucien le grand-père est piégé. Pas de PMU. 50 ans sans messe. D'habitude il se replie au bar « Les copains d'abord » et sa femme, la grand-mère de Grégoire se rend à la messe. Il se plie à l'office du sacrement à Alger. Bouteilles de whisky en poche. Il partage avec Lounès, le père de Tafsut. Les odeurs d'alcool attirent les cousins de la mariée, les églises ou les mosquées, ils s'en branlent un peu. Fumer et boire du whisky, ils préfèrent. Quant au paté hénaff, les valises de Grégoire en sont remplies.

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