Une portée de trop (Challenge - Icare revisité)

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J'aimerais simplement être normale.
Le ciel ocre, paré de nuages sombres, baigne le parc d'une lueur agressive. J'avance si peu consciente de mes gestes. Qui suis-je ? Comment le savoir ? Comment les gens savent qui ils sont ?
Les lumières deviennent floues tandis que des larmes se forment dans mes yeux. Battre des paupières ne sert à rien, je renonce et continue d'avancer.
Je veux juste trouver un coin tranquille. Partout où je regarde, des silhouettes d'immeubles de verre me toisent, m'oppressent. Ces millions d'habitants endormis, ou au balcon, profitant de la nuit claire et morbide. Pourquoi suis-je la seule à la voir telle qu'elle est ?
Mes oreilles résonnent d'un bruit sourd et lancinant. Etourdie, je m'affale sur un banc. Tout va bien. Je dois juste prendre mon temps.
Où suis-je ? Le parc. Comment me suis-je retrouvée ici ? Merde. Des trous noirs. Plein la tête. Je devais chercher quelque chose. Moi. Qui suis-je ?

Les implants. Je me rappelle. Je voulais être normale, devenir normale. Pour ça, il suffisait de me greffer des implants. J'ai vu des dizaines de psychologues qui me l'ont conseillé. Mes crises d'angoisses n'étaient pas obligatoires, mes jambes, stupides jambes, pouvaient me supporter de nouveau. Tout ce qu'il fallait, c'était des implants.
J'ai réapprit à marcher. Ce fut long, douloureux, mais ça en valait la peine. Je redevenais indépendante. Je devenais ordinaire.
Etait-ce ça, le but de ma vie depuis l'accident de voiture ? L'ordinaire, la normalité. Je l'ai tellement cherchée que je crois bien avoir failli disparaître. J'ai mis mon monde sur le fil du rasoir dans l'espoir d'aller mieux. Ce que j'ai pu être idiote.
Au coeur de la dépression malgré mes jambes de nouveau fonctionnelle, mon esprit était si cloîtré que j'ai dû être internée. Incapable de parler pendant des mois, sans volonté de vivre, sans but, je me suis alors tournée vers la seule solution que j'avais connu : les implants.
Je ne vais pas bien ? Ce n'est pas grave. Donnez moi un implant. C'était si simple de ne pas avoir à se poser de question. De ne pas avoir à se remettre en question. Tout ce dont j'avais besoin, c'était d'un implant qui me permette de réguler mon humeur.

La lune mordorée me dévisage. Me confronte à mes espoirs. A mes choix. Aujourd'hui, je paye le prix de mes erreurs. Je n'arrive pas à détourner le regard. Le poids de mes responsabilités s'intensifie à chaque seconde. L'atmosphère torride brûle ma peau. Je tremble. Je hurle. J'ai tellement mal d'être humaine. Je veux déchirer cette enveloppe douloureuse qui recouvre tout mon corps. M'exposer à la violence de cet astre qui refuse mes mensonges, dévoiler mon âme véritable.
Je veux arrêter de courir après moi-même. Je veux devenir moi-même. Mais je ne sais plus qui je suis. Je m'effondre dans la pelouse de synthèse, si douce, si fraiche, après cet océan de douleur aveugle.


Au bord du gouffre, j'ai harcelé les médecins pour obtenir mon implant de régulation. J'avais retrouvé une lueur, si livide, si fragile. Je l'ai entretenue de toute ma force. J'avais si peur de l'effacer d'une simple pensée, mais elle a tenu. Elle était si tangible, après des mois de confusion.
Quelques mois plus tard, ils acceptaient. Les yeux rouges, les doigts rongés au sang, misérable, j'ai pleuré de joie. Je revenais à la vie. J'en avais presque retrouvé le sommeil.
Ils m'ont installé sur la table d'opération. J'allais enfin donner un sens à mes espoirs. Briser les murs que mon esprit avait si solidement construit. Renaître. Je le savais. J'en étais sûre. Depuis si longtemps, j'avais perdu toute certitude. Mais ce serait le dernier moment emplie de doute que je vivrais de ma fragile existence.
Trou noir. Silence. Je voyais de la musique. Une ode à mon éveil. Au bonheur. Oui, je l'effleurais. Moi aussi j'y avais droit, désormais. Comme si mon passé n'avait pas existé. Comme si j'étais une femme ordinaire. La musique m'enveloppait pleinement. Une harmonie légère me caressait, m'élevais. Je savais qui j'étais, j'étais une personne heureuse.
Un écho parcourait le temps. J'entendais de nouveau. Chaque pulsation de la musique qui me portait laissait une note dans mes oreilles. Ma conscience sortait de son cocon, comme appelée, désirée. Bourdonnante, lourde de son emprisonnement, mes sensations étaient embrumées. Mais je n'avais plus peur de me réveiller.
Ma peau crépitait. Mes nerfs me lançaient. Mais c'était agréable. Je me sentais exister, et je n'avais pas à repousser ce ressenti. Je me laissais aller, tandis que j'émergeais lentement de l'opération. Je gardais les yeux fermés, profitant des derniers instants d'engourdissement que la mélodie me procurait.

Challenge d'écritureOù les histoires vivent. Découvrez maintenant