Existence fractale

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Clayton faisait tourner un tube gorgé d’électroniques entre ses doigts. Il avait du mal à avancer sur son prototype à bon rythme. Pour progresser dans le montage, il fallait faire plus de calculs, sinon tout serait instable. Mais il y avait tellement de calculs que le prototype n’avançait pas beaucoup. Et sans progression…
“Clayton, bonjour. Que faites-vous?” S’annonça Weell, l’intelligence artificielle dans un corps de synthèse chargée de suivre les travaux de Clayton.
“Je… réflechissais” répondit l’intéressé.
“Et il vous faut tout ce temps pour réfléchir? On m’avait pourtant certifié que vous étiez malin. Quel dommage que je l’ai cru sur parole”, asséna Weell en s’avançant sur une unique roue pour constater le travail accompli et l’ordre du jour.
“Pourriez… Ne… Si vous m’aidiez, on pourrait sans doute…”
“Clayton”, interrompit l’IA, “Vous n’êtes pas sans savoir que mes capacités de réflexions sont limitées. Je ne suis valable qu’en calcul, à la rigueur, et vous avez déjà des outils pour ça. En revanche, il y a un domaine dans lequel j’excelle, celui de la constatation. Et ce que je constate, Clayton, c’est que vous tenez très peu à vous-même.”
Une sueur froide se répandit sur Clayton, comme un serpent qui cherchait à le broyer. Il se laissa tomber sur sa chaise et s’affala sur le dossier, misérable.
“Il y a trop de calculs, Weell… Je n’y arrive pas.” dit-il en regardant l’IA, sans espoir.
“Très bien. Admettons que vous êtes bien l’homme qu’il faut. Après tout, c’est votre propre théorie. Mais nous aurons du mal à trouver un individu compétent dans ce domaine parmi la centaine de militaires de la base. Aussi, je vous conseille de vous remettre au travail rapidement pendant que je cherche une solution. Le planning de cette semaine est prévu pour la connectique du dispositif. Pas d’énormes calculs. Ne soyez pas en retard sur celui là, voulez-vous?”
Sur ces mots, Weell laissa le scientifique seul face à lui-même. Clayton soupira puis contempla la petite reproduction holographique d’une clairière, où figurait une maison de bois en son centre. Une relique du passé auquelle il attachait beaucoup d’importance, ici, sur une planète à peine colonisée et même pas terraformée. Elle ressemblait à une prison, à part qu’on y faisait des projets militaires et qu’on pouvait facilement y mourir.
Son grand-père lui parlait souvent de la vie à son époque, ou même bien avant. C’est ce qui lui avait donné foi en son projet : créer une source d’énergie inepuisable pour que les gens arrêtent de souffrir en allant la chercher, et que l’écosystème ne soit pas sacrifié. Cela empêcherait aussi certaines personnes se donnant un air respectable de déclarer la guerre aux tiers-planètes pour piller leur ressources.
Mais son projet dérangeait les empires monétaires. Clayton, cédant par lassitude, avait accepté l’offre de l’armée. Après tout, nombre de technologies civiles avaient vu le jour grâce à elle. Et le voici. Dans ce laboratoire automatisé avec fonds illimités. Mais la théorie lui résistait. Il devait pouvoir entrainer des particules jusqu’à la température haute absolue puis les maintenir à ce stade d'agitation dans une chambre de Clayton, et en récolter l’énergie intarissable. Le problème, c’est que cette chambre ne marchait pas. La pratique exigeait une quantité de calculs pour une chambre stable qu’il n’arrivait pas à réduire.
Il lança la lecture d’une musique entraînante et calme d’un geste des doigts, et se fit un café. “Bon dieu de bordel… qu’est-ce que je fous là,” soupira-t-il en contemplant le laboratoire dans son ensemble. Il sirota le liquide amer et lança la production d’un téléporteur d’électron. Ça l’amusait de pouvoir maîtriser l’énergie à ce point, sauf pour sa production. En plus, cela répondait complètement au planning de la semaine sur la connectique.

“Clayton, mon garçon,” lui fît signe le général de la colonie. Abandonnant tout espoir de prendre un petit déjeuner morne et solitaire, il renonça à son petit idylle cynique et rejoignit Alfort à sa table.
“Monsieur,” dit-il respectueusement avant de dévisager son café en le touillant désespérément.
“Weell m’a parlé de vos… angoisses,  Clayton. Nous pensons avoir une solution à ce sujet, vous aurez sans doute de bonnes nouvelles cet après-midi” déclara tranquillement Alfort.
“Sérieusement, monsieur? C’est… splendide! D’accord! Vous avez trouvé quelqu’un?”
“Pas exactement,” répondit le général, “nous verrons tout cela après midi, n’est-ce pas?”
“Oui monsieur, merci monsieur!” répondit Clayton, enthousiaste.
La matiné se déroula paisiblement, et sous la bonne humeur, l’homme trouva une méthode alternative au hasard des réflexions pour parvenir à sa fameuse chambre d’agitation. Si la première voie semblait bloquer un jour, il pourrait aller de l’avant quoi qu’il arrive. Pour la première fois depuis deux ans, il était heureux et confiant, malgré les sacrifices qu’il avait du faire.
Weell vint le voir en début d'après-midi, comme prévu. “Clayton, bonjour,” entama-t-elle comme un rituel. “Suite à nos précédentes conversations, je vous apporte une solution, comme promis. Dites bonjour à votre subalterne.”
L’intéressé pencha la tête pour voir qui allait-il remercier pour l’aide à venir. Puis il pâlit. Ensuite il s’effondra dans son fauteuil et, tremblant, demanda : “vous n’êtes pas sérieux?”
Devant lui se tenait son exacte réplique, mais plus agé. “Ecoute… j’ai pas choisi, je suis comme toi,” se justifia-t-elle.
“Arrêtez ces enfantillages,” céda Weell. “Clayton deux correspond parfaitement à votre demande, puisque c’est votre futur vous-même. Avec sept années supplémentaires, bien qu’il n’ait pas réussi à finaliser le générateur d’énergie infinie, il a une connaissance considérable à vous apporter et saura répondre à vos besoins. Alors cessez de gémir et reprenez le cours du projet, qui, contrairement à vos vies, a de l’importance!”
Sur ces mots, Weell les laissa sur place et partit. Un silence de mort régna, tandis que l’un fixait ses chaussures et l’autre tordait ses doigts dans tous les sens. Futur Clayton essaya : “Et donc euh… Ça va?” Son passé le fixa comme s’il venait de prononcer la pire des insultes. “De ouf. Ça va de ouf,” lâcha-t-il sêchement. “M’approches pas.”
“Bon…” soupira le Futur, gêné. “Je te propose un bilan de mes travaux sur le reste de la semaine, comme ça on enchaine rapidement sur ce qu’il reste à faire. J’ai un paquet d’équations à te montrer.”
Clayton eut du mal à rester passif après telle déclaration. Somme toute, il trouva la semaine très agréable tant l’exposé de son futur lui le passionna. En faisant un effort constant pour ne pas trop penser à qui lui faisait la présentation, contre un peu de santé mentale, tout était formidable.
Passé l’étrangeté d’échanger avec soi-même, il trouva son acolyte sympathique. Ce n'était pas si différent que de retrouver un frère disparu, finalement. Ils avaient bien sûr beaucoup d'intérêts communs et il ne fallut pas longtemps pour qu’ils deviennent réellement bons amis. Ils avancèrent beaucoup sur la théorie, jusqu’à ce que...
“Clayton, bonjour! J’ai eu une idée formidable!” hurla Weell en débarquant dans le laboratoire. “Imaginez! Imaginez ce que je fais pour vous Clayton! Ne me remerciez pas! AU TRAVAIL! PRODUISEZ!”
Et elle repartit aussi vite qu’elle était arrivée. Mais derrière elle, elle laissait…
“Salut… les gars?” fît un Clayton de vingt ans de plus. Les deux autres le regardèrent, bouche-bée. “C’était sur le calendrier… aujourd’hui, voyage vingt ans en arrière, alors bah… je suis venu quoi.”
Après une courte pause, Clayton fondit en un rire hystérique en se vautrant par terre. “Mon existence… ne rime à rien hahaha!” parvint-il à lâcher entre deux crises. Les deux autres le regardèrent, extrêmement mal à l’aise.
“Allez mon vieux… ressaisissez-vous” tenta le plus âgé. La situation semblait plus facile pour lui. Peut-être parce qu’il venait d’arriver, ou que rien ne remettait en cause son futur.
“Le mec… le mec me parle,” entama Clayton, haletant, “et ce mec c’est moi! Et bientôt t’as l’autre moi qui va parler aussi haha! Et après il va me voler ma vie. Et après il va me voler mon visage. Batard!”
“Okay, on va tous… on va tous se calmer et prendre un petit verre tranquillement. Il n’y a aucune raison de… de paniquer, d’accord?” dit le Clayton de dans sept ans.
“Je m’invite à boire un verre,” constata Clayton désabusé. “Je m’invite calmement à boire un verre! J’espère que t’as de quoi te protéger!”
Le malaise ambiant devînt presque matériel, à tel point que Clayton dans 7 ans eut du mal à respirer. Le plus âgé déclencha une alarme avant de s’occuper de lui, pendant que Clayton les insultait de plus en plus violemment, hurlant qu’il souhaitait que sa copie ne reprenne jamais sa respiration.
Weell débarqua en trombe au laboratoire avec des civières à lévitation. “Qu’avez-vous fait Clayton? Vous êtes-vous mis vous-même en danger? C’est ridicule d’égoïsme, vous mettez à mal le projet ! J’en informerai le général Alfort croyez-le bien!”
Sur ces mots, elle installa Clayton de la bonne époque et celui le plus âgé sur les civières, qui leur administrèrent des calmants puis filèrent à l’infirmerie.

Le réveil sous médicaments fût difficile. Tout était flou comme à travers de l’eau, et Clayton était ébloui après son long repos. La tâche noire qu’il percevait du coin de l'œil s'avèra être Alfort lorsqu’il émergea enfin.
“Mon garçon, content de vous voir sain et sauf,” dit-il d’un air paternaliste. “Je crains que Weell ne se soit emballé et que vous n’ayez pas supporté le choc de voir deux fois votre avenir. Je reconnais que nous gérons tous les membres de la colonie de manière stricte, mais enfin, ce n’est pas ce que j’imaginais. Si vous voulez arrêter là… nous voulons bien vous laisser retourner à la vie civile.”
Clayton rassembla ses esprits et balbutia : “oh euh… bien. D’accord.” Alfort resta muet un moment, sans doute un peu déçu de la manière dont les choses se terminaient. Il inclina respectueusement la tête et se leva. “Bien évidemment, nous gardons vos travaux à notre disposition sous confidentialité militaire. Je sais que vous comprenez. Bon rétablissement mon garçon.”
Sitôt que le général fût dehors, Clayton se jeta sur son cellulaire. Un message, envoyé à lui-même, indiquait “c’est bon”. Il gloussa alors dans son lit d'hôpital. Incroyable. Il allait être libre, et participer à l'amélioration de l’univers comme il l’imaginait.
La porte se rouvrit à la volée. Weell entra comme une furie. Clayton eut presque peur pour sa vie, mais il avait déjà tant accompli qu’il s’en fichait désormais.
“CLAYTON, BONJOUR,” rugit-elle. “Mesurez-vous seulement la portée de vos actes?” Un rire franc lui répondit.
“J’en ai une bonne idée, je le crains,” ajouta l’intéressé à sa moquerie ouverte.
“Savez-vous seulement ce que vous encourez pour une telle trahison?” cracha l’IA.
“Pour avoir libéré l’humanité? Oh je ne me rends pas compte. Sans doute une statue quelque part, j’imagine,” dit-il narquois.
Perplexe, Weell demanda : “auriez-vous l'amabilité de vous expliquer?”
“Mais volontiers,” répondit Clayton, toujours souriant. “Voyez-vous, le premier Clayton du futur a été une réelle surprise. Mais passé le choc, j’y ai vu un moyen de gagner ma liberté. Nous nous sommes mis d’accord, et, je dois vous l’avouer, je n’ai pas été très long à convaincre, pour que le moi suivant simule un arrêt respiratoire. Je n’ai jamais bénéficié de guérison totale sur mes allergies au pollen, et il fût facile de provoquer une crise sans cause apparente, puisque nous n’avons pas de plantes sur la base. Du moins pas encore. Le premier du futur et le deuxième étant la même personne, l’information était instantanément relayé.”
“Ce faisant, le premier Clayton du futur a pu réunir toutes les informations dans le labo déserté par nos crises respectives. Il a été transporté dans sa propre ligne temporelle et a délivré les informations à des gens intéressés. Voilà.”
“Mais pourquoi n’avons nous pas reçu l’alerte de copie des données plus tôt? Et comment saviez-vous qu’il y aurait un deuxième futur vous?”
“Parce qu’il a reçu une note de service,” intervint Alfort, entrant de nouveau dans la pièce.
“Comment? Par vous? Mes circuits vont griller! Le propre général de la base! Comment vous-même saviez que j'enverrai un deuxième Clayton du futur pour l’aider?” Enragea Weell.
“Parce qu’il n’y a pas eut deux futur Clayton mais trois. Et que je suis votre concepteur, Weell.”

Challenge d'écritureOù les histoires vivent. Découvrez maintenant