CHAPITRE II.

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  20 Octobre 1928 dans le comté du Suffolk, en Angleterre.

Assise près de la fenêtre de ma chambre, je regarde la pluie marteler contre les carreaux.  A en juger l'air frais qui se glisse sous la fenêtre, je devine le froid mordant qui règne à l'extérieur. Des nuages sombres parsèment le ciel. Un vent puissant semble souffler dehors. Mon père est probablement installé dans un fauteuil du salon, près de la cheminée. Je sais à quel point il aime bouquiner tout en étant bercé par le ronronnement du feu qui crépite. Je ne ressens aucune envie de me joindre à lui. 

Depuis l'autre jour où j'ai voulu chasser d'un coup de pied Katie, l'atmosphère est devenue glaciale. Après le décès de ma mère, nos relations n'étaient pas au beau fixe. Mais là, nous nous parlons à peine. Il essaie parfois d'engager une conversation et je fais de mon mieux pour l'écourter. Je ne ressens aucune empathie à son égard. Il ne s'est jamais vraiment excusé d'avoir été aussi lâche. Il a toujours nié les faits. Je n'ai pas eu besoin d'être présente pour savoir que la panique l'a paralysé, l'empêchant ainsi de se comporter comme un mari. Un vrai.  Il a dû être tétanisé d'effroi. Je le crois lorsqu'il maintient qu'il a hurlé pour que quelqu'un vienne à leur secours. A quoi bon appeler à l'aide dans un endroit où les maisons sont très éloignées les unes des autres ?

 En voilà un qui n'a pas inventé la poudre. La sale bête s'était faite la malle, la gueule dégoulinante de sang. La police n'avait pas tardé à retrouver sa trace et elle avait été abattue le jour même pour éviter qu'à l'avenir elle ne blesse un autre habitant du village. Comme j'aurais aimé que le molosse de Mme Hargreave rende une petite visite à l'une de ces petites pestes qui s'arrangent chaque jour pour faire de ma vie un véritable enfer. Il leur aurait fait payer toutes ces méchancetés qu'elles ont pu dire à mon égard. Ni ma mère ni mon père ne savaient qu'Emily Cunningham, Judith Wright et Poppy Edmonds prenaient un plaisir malsain à détruire le peu d'estime que j'avais pour moi. " Tes parents ne te donnent pas à manger ?" me disaient-elles.  " Tu es maigre à faire peur !  Tu n'es pas plus épaisse que cette feuille ! " m'avait lancé  un jour Emily d'un ton acerbe en tenant entre ses doigts boudinés une feuille de chêne.

 Et puis parfois, elles allaient plus loin en supposant que j'avais été adoptée parce qu'une femme aussi ravissante et aussi élégante que Sissy de Vil n'avait pas pu donner naissance à une fille aussi laide, aussi banale que moi. C'était à ça que ressemblait mon quotidien. Des paroles plus acides les unes que les autres. Je n'ai jamais répondu à leurs attaques. Pourquoi devrais-je nier un fait qui est vrai ? Je sais très bien que je ne brille pas par ma beauté. C'est indiscutable. C'est dur à accepter quand on voit qu'une petite fille aussi cruelle, aussi hautaine qu'Emily Cunningham a été gâtée par la nature. C'est injuste. Ce qui est d'autant plus dur à digérer, c'est que l'on me rappelle à chaque fois que je ne suis pas digne d'être la fille de Sissy de Vil.

 En plus d'être une riche héritière, elle était d'une beauté remarquable. Elle était grande. C'était une femme distinguée, élégante, qui choisissait toujours ses tenues avec goût. Elle avait la peau sur les os mais contrairement à moi, elle attirait les regards. J'aurais tout donné pour lui ressembler. La porte de ma chambre étant entrouverte, j'entends  soudain une autre voix dans le salon. Mon regard sombre se fige. Le front plissé, je me dirige vers  le couloir qui mène au grand escalier sur la pointe des pieds.

 Malgré ma volonté de me montrer le plus discrète possible, mes chaussures font grincer le parquet. Je grimace et tente de marcher le plus lentement possible. Au fur et à mesure que je m'approche du grand escalier en bois qui donne directement sur le hall faiblement éclairé, je me rends compte qu'il s'agit d'une voix féminine qui m'est d'ailleurs familière. Cette voix réussit à m'arracher le peu d'énergie positive qu'il me reste. Mme Hargreave. Elle est là. Comme chaque année, elle débarque avec son panier en osier débordant de scones aux myrtilles. 

Le diable s'habille en noir & blanc.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant