"Mois n°26 638, jour n° 17, avis aux citoyens : la phase de sommeil est achevée, veuillez quitter votre BCT." Telle est la phrase qui s'affiche devant mes yeux tous les matins depuis que je suis né. Je ne la connais que trop. C'est le signal de se lever et de commencer la journée sans traîner. Mais lorsque je la vois, je ne peux m'empêcher de penser à mon cours d'HMA (histoire du monde Antérieur), quand le professeur nous a dit qu'autrefois, les gens comptaient aussi en années et en semaines qui comprenaient chacune sept jours nommés différemment. Je me demande bien pourquoi les gens s'embêtaient avec toutes ces choses. Il y a bien longtemps qu'au bout du trente-et-unième jour du mois, nous passons au suivant, tout simplement. Un jour, le professeur de MN (maintien des neurones) nous avait demandé de calculer à quelle date on serait selon le système Antérieur. Si j'ai bien suivi, aujourd'hui nous serions en mars 2194, mais je ne parviens pas à me rappeler quel jour. Bref, il va vraiment falloir que je m'active sous peine de représailles des Autorités.
Je quitte donc ma BCT (boîte chauffante transparente) et là encore, comme tous les matins depuis ce fameux cours d'HMA qui m'a beaucoup intrigué, je repense toujours à la mêmechose : quand le professeur d'HMA nous a dit qu'il n'y avait pas de BCT avant mais que les gens dormaient sur ce que l'on appelle des "lits". À quoi cela pouvait-il bien ressembler ? Impossible de savoir, les cours d'HMA n'étant pas illustrés (c'est d'ailleurs leur seul défaut).
J'aime la ponctualité. J'arrive dans la sale de restauration au moment où je vois s'afficher dans mes lunettes cette phrase : "La phase de restauration va débuter, merci de vous rendre dans la salle prévue à cet effet". Et puis elle disparaît après avoir été vue par tout le monde. Les phrases comme celle-ci qui s'affichent dans nos lunettes, qu'elles proviennent des Autorités ou d'une autre personne avec qui on communique, sont indispensables pour obtenir une information : la parole n'existe plus, c'était du temps du monde Antérieur. Personne ne peut réellement se la représenter, mais de toute façon, si elle a été supprimée, c'est qu'elle a été jugée inutile ou néfaste pour nous, citoyens. Nous avons donc des lunettes affichant des informations qui nous permettent de communiquer. Interdiction de les enlever sous peine de mort, on pourrait découvrir nos yeux. À part à notre naissance, personne ne doit jamais en voir la couleur. On dit qu'autrefois, les gens s'entretuaient juste à cause dela couleur de leurs yeux, d'où le port de lunettes, mais aussi à cause de la couleur de leur peaux. Il n'y a plus de différences de couleur depuis un bon nombre d'années, nous prenons un traitement qui modifie les pigments. Nous faisons confiance aux Autorités. Que pouvons-nous faire d'autre ?
L'arrivée des autres dans la salle de restauration m'a sorti de mes pensées. C'est l'heure du Remerciement Quotidien, un des plus grands rituels. Je le trouve inutile, mais je crains que le seul fait d'y penser pourrait se voir sur mon visage. Les Autorités me qualifiaient donc de "suspect". Dans ces moments-là, j'ai le cafard, car je me demande si je suis le seul à remettre en question le monde Nouveau, ne serait-ce qu'intérieurement. Je me sens si différent, mais pourtant c'est impossible ... Mais pas le temps d'y songer plus longtemps, un rappel s'affiche dans mes lunettes : "Till est prié de se concentrer afin de faire le Remerciement Quotidien". Alors nous nous tenons droits comme il en est coutume, inspirons un grand coup et récitons machinalement : Ô, grand Seigneur des Autorités, nous te remercions d'avoir mis un terme aux supplices du monde Antérieur, si inconcevable par sa faiblesse et son inconscience ! Nous chérissons chaque jour le monde Nouveau dans lequel nous avons la chance de vivre ! Monde que toi, seul être digne au milieu des hommes arriérés du monde Antérieur, tu as su créer et faire perdurer sans le moindre conflit !" Après quoi le déjeuner nous est servi.
Des serveurs apportent à chacun d'entre nous une galette de blé, un verre d'eau et un complément alimentaire. Cela constitue notre unique repas de la journée. Le monde Nouveau a choisi un mode de vie dit "frugal". Ce choix s'explique par la raison suivante : dans le monde Antérieur, les gens mangeaient en quantité considérable et en demandaient toujours plus. Surtout lorsqu'ils avalaient ce que l'on appelle ... euh ... quelque chose comme ... sucre, je crois. Cela agissait sur notre cerveau de façon néfaste. Et pendant qu'ils ingurgitaient ce flot d'aliments et en jetaient le surplus à la poubelle, d'autres mourraient de faim ! Fort heureusement, le Seigneur des Autorités a eu la présence d'esprit d'arrêter cela. Il a décidé que, comme le blé était un aliment qui pouvait être produit en quantité, rapidement et qu'il était consistant, il serait désormais notre aliment de base. Ainsi, on en produit juste assez pour tout le monde et sans gaspillage. Quant aux protéines, pas d'une grande nécessité. Non, rien ne vaut un complément alimentaire issu de nos laboratoires. Ses composants varient d'un individu à un autre afin que les citoyens soient le plus égaux possible au niveau physique et santé. Il permet aussi d'éviter de ressentir des ... sensations ? Non, confusion. Des sentiments. Personne ne sait vraiment ce que c'est, mais il paraît que c'est le premier créateur de conflits. Alors ça aussi, supprimé. Nous faisons confiance aux Autorités. Que pouvons-nous faire d'autre ?
Mes lunettes m'affichent que le repas est fini et qu'il est temps de passer à la phase quotidienne d'entretien. Je m'exécute. Je passe dans la machine et attends le déclenchement des rayons lasers. Ceux-ci vérifient mon état de santé, éliminent les bactéries et autres dangers potentiels. Enfin, ils foncent d'une micro-teinte mon uniforme ; quand un citoyen naît, on lui délivre un uniforme blanc qu'il devra porter continuellement et, chaque jour, lors de son passage à la machine, les rayons lasers ajoutent à l'uniforme une micro-teinte supplémentaire, le faisant ainsi tourner progressivement vers le gris, puis vers le noir. Lorsque l'uniforme est totalement noir, il est tant pour le citoyen de quitter ce monde. Il se rend donc dans la Salle Ultime qui elle aussi est noire, le noir étant synonyme de mort. D'ailleurs, le noir est interdit ici, hormis sur nos lunettes car seul le noir cache entièrement les yeux. Il en a été décidé ainsi. Nous faisons confiance aux Autorités. Que pouvons-nous faire d'autre ?
Je l'ai déjà dit, je n'aime pas être en retard. Mais il me reste beaucoup de temps avant d'aller faire mes trois heures d'études réglementaires par jour. J'en profite pour m'adonner à mon activité favorite : observer les autres. Je les vois s'affairer, sortant tout juste de la machine, puis je me perds dans mes pensées. Nous sommes le jour n° 17, il nous reste treize jours avant de passer au mois suivant, donc, de changer d'internat. C'est la règle ici. Nous vivons avec notre classe d'âge (c'est-à-dire avec les personnes qui sont nées à la fois la même année et le même mois que nous) dans un bâtiment appelé "internat". À chaque nouveau mois, nous nous installons dans l'internat voisin de celui dans lequel nous avons séjourné le mois précédent. Ce rituel est indispensable. Il ne faut s'attacher à rien et savoir impérativement s'adapter à l'endroit où l'on se trouve. Les Autorités le veulent. Nous faisons confiance aux Autorités. Que pouvons-nous faire d'autre ?
Je regarde toujours les internes qui vaquent à leurs occupations. Ils s'agitent, voyant l'heure tourner. Je prends le temps de dévisager chacun d'eux, comme je le fais si souvent, mais je ne parviens pas toujours à comprendre comment il était possible autrefois qu'il y ait eu deux types d'êtres humains. Il y avait les garçons et ... les filles (ma mémoire me surprend, des fois !). Il me semble qu'un des deux types avait souvent les cheveux longs, des courbes au niveau de la poitrine et des hanches et une voix aiguë. L'autre type est celui qui ressemble le plus à chacun d'entre nous aujourd'hui : cheveux courts, épaules carrées et taille svelte et droite. Mais tout de même, le premier type d'humains, celui aux cheveux longs, m'intrigue beaucoup. J'aurais aimé le rencontrer. Et toutes les autres choses d'antan aussi. Mais il a été décidé de les supprimer. Nous faisons confiance aux Autorités. Que pouvons-nous faire d'autre ?
Il est l'heure pour chacun de faire ses trois heures d'études réglementaires. Elles sont obligatoires toute la vie sauf pour les professeurs et les membres des Autorités. Un jour sur deux, nous avons MN et les autres jours HMA, cours auquel je fais si souvent allusion. Il est de loin plus intéressant que le MN qui comporte beaucoup trop de calculs à mon goût. Il me permet d'avoir des résultats scolaires qui font de moi un élève brillant. Il faut dire aussi que j'ai un excellent professeur pour contribuer à cela, M. Jones. Il est doté d'un savoir qui dépasse à lui seul celui de tous les autres professeurs de HMA. Comment son esprit fait-il pour détenir tant de connaissances ? Qu'importe, il m'impressionne. Il serait sans doute le meilleur professeur de toutes les communautés. Mais nous ne savons pas si d'autres communautés existent. Nous ne savons rien. Nous faisons confiance aux Autorités. Que pouvons-nous faire d'autre ?
Je traverse le quartier des internats et j'arrive sur la Place Centrale. C'est ici que sont regroupés les bâtiments autres que les lieux de vie, entre-autres, mon lieu d'étude. Je suis déstabilisé. Je sens que quelque chose se trame, au vu de l'ambiance froide, tendue, angoissante. Tout du moins, elle est inhabituelle. Je n'aime pas que les habitudes soient perturbées. Les citoyens n'aiment pas que les habitudes soient perturbées. Le Seigneur des Autorités n'aime pas que les habitudes soient perturbées. Mais qu'est-ce-qu'ils ont tous à me fixer du regard ? J'ai du mal à supporter cela et surtout je m'interroge. Je suis inquiet mais je dois me ressaisir. Nous faisons confiance aux Autorités. Que pouvons-nous faire d'autre ?
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