Je m'assois dans la salle de classe et attends. Les regards se font de plus en plus brefs, mais de plus en plus intenses. Je vois qu'ils jonglent entre moi et la salle voisine. J'hésite à aller y jeter un coup d'oeil. Il est interdit de quitter sa place une fois assis. Mais un stress mêlé d'une étrange excitation me pousse à ne pas tenir compte des interdits cette fois-ci. Je pénètre discrètement dans la pièce et aperçois M. Jones en plein entretien avec le chef d'établissement. Il me suffit de m'approcher un peu plus pour voir s'afficher la conversation :
"Enfin, M. Jones ! Vous êtes complètement inconscient ! Vous ne pouvez pas montrer à Till toutes ces choses ! D'ailleurs, si elles ne sont plus de ce monde, c'est pour le bien de chacun, et s'il y a bien une personne la mieux placée pour le savoir, c'est vous !
- Je ne suis plus de cet avis, monsieur. "Toutes ces choses" comme vous dites, sont loin d'être nuisibles. Elles sont enrichissantes et doivent être rétablies. Till saura le faire. C'est un élève intelligent. Il m'a maintes fois surpris par ses capacités de raisonnement et de compréhension mais surtout par son degré d'intérêt pour le monde Antérieur. Il est prêt à affronter cela. Faites-moi confiance et laissez-moi faire, vous ne le regretterez pas, croyez-moi.
- Comme vous voudrez, M. Jones. Mais sachez qu'au moindre faux pas, le monde Nouveau tout entier s'écoulera et ce n'est pas parce que vous êtes le Seigneur des Autorités que vous ne passerez pas à la Salle Ultime. Je me dégage de toutes responsabilités."
Je ne comprends pas. Mille et une questions fusent dans mon esprit. Cela voudrait dire que M. Jones est le Seigneur des Autorités ? Mais qu'est-ce-qu'ils entendent par "toutes ces choses, doivent être rétablies, affronter tout cela" ? Je sais maintenant pourquoi M. Jones nous reprenait quand nous utilisions le mot "peur". Il disait que c'était inaproprié dans le contexte dans lequel nous l'employions. Un terme que nous avons vidé de sens. Il avait raison. Nous ne ressentions que des bribes d'anxiété. Ce n'était pas ça, la peur. La peur, c'est le démon qui s'est installé dans mon corps à cet instant précis et qui me glace le sang.Je retourne donc en classe mais peine à me concentrer. Je veux savoir. Pourtant, il va bien falloir que je mette mon cerveau en route car le professeur me demande :
"Monsieur Till. Voyons si vous avez appris votre leçon. Vous savez que l'américain est l'unique langue que nous avons choisi de conserver. Mais autrefois, nous parlions des centaines d'autres langues. Citez-moi en trois parlées en Europe.
- Euh ... eh bien ... euh ... l'allemand ... le ... le français et euh ... le ... roumain.
- Le roumain ? Quelle culture ! Vous n'aviez même pas à l'apprendre, celle-ci. Vous êtes doué, Till. Vous m'avez bel et bien convaincu. Venez me voir à la fin du cours."Mon esprit n'a pas été davantage éclairé. Qu'attendait-il de moi ? En quoi suis-je supérieur aux autres ? J'ai passé le reste du temps à me poser des questions comme celles-ci, ce qui n'a pas fait de ces heures d'HMA des heures les plus courtes, contrairement à d'habitude, mais qu'importe, le moment est enfin venu d'en savoir plus. Je m'avance vers M. Jones, le stress rendant ma démarche mal assurée.
"Till. Vous connaissez bien le monde Antérieur. Il vous passionne tellement que l'on dirait presque que vous y avez vécu. De ce fait, je pense que vous êtes prêt.
- Je m'excuse, monsieur, mais je ne vois pas où vous voulez en venir.
- Ce que je veux vous dire, mon garçon, c'est que le monde n'est pas fait pour être Nouveau mais pour être Antérieur et le rester. Le monde nous envoie le message de rétablir les choses Antérieures. Vous êtes ce message.
- Il est vrai que j'ai un grand intérêt pour le monde Antérieur, mais ce n'est pas pour autant que je voudrais le rétablir. Il n'y a pas de meilleur monde que celui dans lequel nous vivons.
- Vous n'êtes pas sincère, Till. J'attends de vous que vous parliez avec votre coeur et non avec votre tête, même si cela est très nouveau pour vous.
- ...
- Je vais vous aider et vous y parviendrez."Sur ce, il enlève ses lunettes et pour la première fois de ma vie, je vois des yeux. Ses yeux. Intensément bleus. D'une lucidité si flagrante qu'elle vous met dans une situation d'impuissance et d'embarras. Mais très vite, ses yeux sont animés par une suite d'images qui s'enchaînent à toute vitesse. Chacune d'elles est l'illustration manquante toujours espérée d'un cours d'HMA. J'associe l'image et la leçon sans la moindre difficulté et je comprends que c'est pour cela que le professeur voyait en moi une différence. Je réalise que je découvre à travers ses yeux la vie telle qu'elle était dans le monde Antérieur. "Je vais vous aider et vous y parviendrez." Ça, pour être une aide, c'est une aide. Pourtant, je suis littéralement déconcerté. Puis, je prends conscience de la monotonie de notre société et découvre le sens de "enrichissant". Il faut agir. Maintenant. Sans réfléchir, j'ouvre la bouche et prononce des sons. Tout vient naturellement. Je me surprends et je me fais peur. Je ne me reconnais plus mais je reconnais la parole, que je n'avais jusqu'ici jamais pu imaginer. D'une voix faible et enrouée au début mais plus claire par la suite, je m'exclame :
"Comment est-ce possible que tout cela ait été supprimé ?! Certes, il y avait des choses désagréables, la guerre, la perte, la tristesse ... Mais qu'advient-il du bonheur, de l'amour, de la joie, de la tendresse ? Nous ne pouvons pas nous permettre de passer à côté du privilège qu'offre cette vie !
- Je savais que tu pouvais parler avec ton coeur, Till.
Étrange, on dirait que je ne perçois pas ses paroles (car lui aussi il m'a parlé et j'ai compris) de la même manière. Pourquoi ? Il m'a dit quelque chose comme ...
- "Tu" ? Quelle est la signification de ce mot ?
- "Tu" veut dire la même chose que "vous" mais avec une marque de familiarité et éventuellement d'affection en plus. Tu as encore bien des choses à découvrir.
- M. Jones. J'ai cru comprendre que vous étiez le Seigneur des Autorités, et je dis toujours : "Nous faisons confiance aux Autorités. Que pouvons-nous faire d'autre ?". Alors je vous fais confiance. Je veux vous aider.
- Bien. Alors suis-moi. Mais désormais, il n'y a plus de Seigneur des Autorités, plus de monde Nouveau."Nous passons toute l'après-midi à discuter dans son bureau. Il me raconte que son père, mort pendant la Troisième Guerre Mondiale, a donné pour mission à son fils avant de s'éteindre, de fonder le monde Nouveau, pour mettre fin aux souffrances. Par respect pour son père, M. Jones s'est soigneusement acquitté à sa tâche mais en réalité, n'était pas d'accord. Il culpabilisait même de faire ce qu'il faisait. Alors il a voulu changer les choses. Avec moi, le Message.
"Till, la vie est bien faite. Toutes les choses que tu as vu à travers mes yeux appartiennent au monde Antérieur mais existent toujours. Ailleurs ... loin ... très loin. Le chemin pour s'y rendre traverse toutes les choses que l'on peut ressentir en une vie. Je compte sur toi pour y aller. Au préalable, je te poserai une puce électronique ainsi qu'à tous les citoyens. Ainsi, ils ressentiront ce que tu ressentiras au cours de ton périple et je pourrai les épauler. Et ce dès ce soir.
- Dès ce soir ?
- Oui. C'est maintenant ou jamais. Promets-moi que tu t'engages.
- Je m'engage.
Parfait. Tu peux disposer."Je sors à la tombée de la nuit. J'aperçois les citoyens qui sortent du travail. Ici, c'est les études le matin et travail l'après-midi. Les élèves médiocres travaillent aux champs de blé et ceux d'un meilleur niveau fabriquent les compléments alimentaires dans les laboratoires. C'est là que j'aurais dû être, mais à partir d'aujourd'hui, je ne fais plus partie du groupe. D'ailleurs, je vois bien qu'une seule journée suffit à ce qu'ils me regardent tout autrement. C'est fou. Ce matin encore je ne me doutais de rien. Les choses sont allées si vite. Mais je crois que c'est comme ça dans la vie. Et de toute façon, assez perdu de temps avec les stupidités du monde Nouveau. Il n'existe plus. Je pars et je ne reviens pas. Je pars et rien ne m'arrêtera, pas même les Autorités que je craignais tant autrefois. Je pars prêt à perdre des batailles pour gagner la guerre. C'est la vie et ses révoltes qui commencent ...