Chapitre 1

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Lundi, jour de gloire, jour de commencement, de nouvelles rencontres... Le soleil était haut, le ciel clair, l'air caressant avec douceur mon visage apportait de feintes effluves marines. Un paysage parfait, digne de ces écrivains romantiques férus de scènes exotiques, nous portant à rêver, à voyager mentalement. Hélas, si ce paysage que j'admirais aujourd'hui avait été dépeint par Musset, il aurait été d'un tout autre beau, d'un tout autre sublime. Oui, je trouvais cette île belle, ce sable fin beau, ces monstres déchus faits de béton magnifiques ; seulement cette île, cette même île m'inspirant un sentiment semblable – je l'imaginais – à celui que pouvait ressentir un peintre en pleine création n'était qu'un sépulcre... Un sépulcre destiné à tous ses résidents. Elle nous gardait en son sein, nous chérissait, nous aimait jusqu'à notre dernier souffle. Elle nous avait vu naître en tant que « nous » et nous verra périr pitoyablement.

Je souris, mon pied butant contre un caillou, le délogeant de son emplacement initial pour atterrir au milieu de chairs en putréfaction. Je m'approchais du tas, faisant fuir les corbeaux qui se repaissaient des restes laissés par d'autres charognards plus gros encore. La vue me tira une grimace. Ce n'était pas agréable à regarder, sans pour autant s'en retrouver écoeurant. Après tout, cela ne faisait qu'ajouter une touche de magnificence lugubre au tableau...

Je m'accroupis et plongeai la main dans ce mélange de chair, de sang et d'os, souillant ma peau d'un fluide impur et rance. Ce liquide, peu importait son état, me fascinait. Sa couleur, son odeur, sa texture : tout à propos du sang m'intriguait. Pourtant je n'osais y apposer mes lèvres, je n'osais franchir le pas, ce seul pas me séparant encore de ces êtres infâmes et inférieurs pullulant sur ces terres. Des êtres se disant humains mais ayant perdu toute humanité. Je ne me pensais pas non plus appartenir à cette population dite « normale », à ces individus ignorant leur chance, leur pouvoir et leur impact. Non. Non, loin de là. Je n'étais pas mieux qu'eux, mais je n'étais pas plus perfide non plus. Ils se disent saints, se disent honnêtes, se disent généreux, pourtant seuls leurs intérêts priment. Des êtres impurs et pécheurs... voilà ce qu'était l'humanité ; et ces animaux ne jurant que par l'instinct faisaient autrefois partie de cette humanité.

J'entendis un son, un craquement de pas, non loin d'ici. Mes yeux s'élevaient à la recherche de son auteur. Malheureusement, ma vision ne s'était pas autant aiguisée que mon ouïe ; ouïe qui m'avait valu ma survie sur ces terres. Je devais me replier : un affamé allait réclamer ce maigre repas, celui avec lequel je m'étais repu spirituellement. Prestement, je quittai les lieux, rejoignant ma chambre, mon repaire, mon refuge. La bête n'eut pas l'occasion de me repérer, mes pas ayant été silencieux tout le long. Je me déplaçais tel un renard sournois parmi les décombres et les cadavres.

Bien vite, la pénombre de l'asile m'embrassait. Je me sentais à l'aise en son sein. La sérénité me gagnait ; je soufflais puis inspirais l'air humide, encore empreint d'une feinte odeur aseptisée. Qui aurait cru qu'un établissement en si piteux état pouvait conserver ce genre d'odeur ? Personne, sans doute... Après tout, personne ici n'avait le temps ni la volonté de se concentrer sur ce genre de détails futiles. La seule chose comptant réellement, ici-bas, n'était autre que le fait de vivre. Il fallait vivre, éliminer les plus faibles, s'ériger en tant que prédateur ou bien fuir.

Les couloirs sombres semblaient ne pas finir. Mes pas résonnaient entre ces murs, signalant ma position à qui pouvait bien se trouver là. D'ailleurs, grand coup de théâtre, quelqu'un se trouvait bel et bien là. Deux yeux noirs avaient suivi ma progression, m'avaient guetté, dans un silence des plus religieux. Jamais je ne me serais douté que quelqu'un puisse outrepasser mes capacités et ma propre discrétion, puisse échapper à mon attention. Après tout, je me trouvais partout, à l'instar d'un narrateur omniscient, d'un dieu tout puissant. Je le croyais du moins, car l'on me plaqua contre l'un des murs grisâtres, sans que je ne puisse l'éviter, une lame sous la gorge. Certes, j'avais été surpris de cette offensive sournoise, mais je n'en laissais rien paraître. Mes yeux restaient aussi impassibles que d'ordinaire, et si mon coeur avait pu rater un battement, il avait maintenant retrouvé son calme. L'adversaire ne semblait nullement subjugué par mon sang froid ; lui-même – ou plutôt elle-même – ne cillant pas une seconde. Nos regards se soutenaient l'un l'autre, nos souffles pourléchant mutuellement nos peaux. Il s'agissait-là d'un moment intime où le prédateur toisait sa proie.

L'éperdu tourmentéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant