DreamWater : Prologue + chapitre 1

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Le monde est une banane ; c'est quand on veut la manger, qu'on se rend compte qu'elle est pourrie de l'intérieur.

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Prologue

La sagesse n'apporte pas la paix. Elle existe pour la démanteler d'une façon insidieuse et pour qu'on accepte son implosion sans en voir l'horrible réalité qui nous jaillit en pleine figure. Le silence a toujours été plus oppressant que le vacarme. Peu de gens ont l'intelligence de se méfier des personnes calmes et discrètes. Les autres négligents ne méritent même pas de vivre. Si la colère et la violence offraient quelque chose au monde, cela se saurait. Certes, des règnes tyranniques guidés par la terreur ont vu le jour, mais ils ont tous fini par s'effondrer, aussi facilement qu'un château de cartes. Tout s'arrête, tôt ou tard.

Or, la sagesse est de parvenir à écraser en persuadant la population que cela vient de leur faute et pas de vos propres mains. Je l'ai appris à mes dépends, moi, qui a été élevée parmi les plus grands esprits de Kesel : les Éclairés du Philosopher-Arc, mon foyer. Entre ces murs plus sombres que le Ciel lors de la Grande Pluie de Pierres, j'ai vu mon corps grandir, ainsi que la peur que j'insuffle à mon entourage. Cet édifice n'est pas destiné à éduquer une orpheline de mon espèce ni même à servir de monastère ou de couvent. Il s'agit d'une institution collégiale aux couleurs d'une prison. Ma prison. La meilleure élève bénéficie de chaînes et de barreaux en dehors des heures de cours et de corvées. Les étudiants ont le bon sens de craindre mon mutisme et de trembler lorsque je daigne discourir. Car je ne parle pas en vain. Chacune de mes phrases est étroitement jaugée avant de sortir de ma bouche. Ce n'est pas par fourberie, j'ai dépassé ce stade il y a des lustres, mais seulement pour éviter toute douleur. Bien que j'admette que j'ai un certain talent pour manier les mots. Suis-je à blâmer de vouloir améliorer mon train de vie par l'usage de bassesses ? Les jeunes philosophes en devenir sont ici, pour la plupart, afin d'intégrer un haut poste dans la société. Moi, je n'en ai pas eu le luxe, on me l'a imposé. Mes geôles sont un privilège que peu parviennent à payer à leur progéniture. Une punition pour me canaliser qui est devenue mon atout. Je n'ai pas la prétention de me plaindre de ma condition. On aurait pu m'enfermer dans un donjon, un souterrain sans lumière, voire tout simplement me tuer. Je suis encore en vie. Ce n'est que très récemment que j'ai compris que ce que je prenais pour des traitements de faveurs ne servent qu'à assurer la sécurité de la population. Je suis ici depuis l'âge où je n'avais qu'une seule dent à la mâchoire, mais pas n'importe quelle incisive. Le genre de croc fait pour déchiqueter de la chair en une morsure. Le genre de molaire prévue pour réduire des os en bouilli. Des dents pour tuer. Pointues et aiguisées comme les lames qu'on ne me laisse plus manier pour raser le crâne des Éclairés. J'ai eu la stupidité de croire que j'étais née avec une grille au visage, jusqu'au jour où on me l'a remplacée par une plus adaptée à ma taille, à mes trois ans. Les riches parents qui envoient leurs têtes blondes au Philosopher-Arc protestent régulièrement à mon sujet, prétendant que ma muselière effraie leurs chers bambins. Le Lumineux, le chef des Éclairés, leur répète une phrase qui coupe court à toute discussion : « Il vaut mieux une grille sur la figure d'une jeune fille, qu'un bras en moins sur votre enfant. ». Je suis mal placée pour le contredire. Les rares qui ont voulu me chicaner en glissant un index à travers les fines tiges en or pur se sont retrouvés contraints de glisser leur grosse chevalière familiale à un autre doigt. On ne provoque pas un fauve en lui remuant un steak sous le nez, et on ne se lamente pas par la suite s'il n'en fait qu'une bouchée. Beaucoup pensent qu'il aurait été plus judicieux de m'éliminer. Ce qu'ils ne comprennent pas, c'est que je ne suis qu'un trophée. Le vestige d'une civilisation passée, disparue, perdue à jamais. La dernière survivante du peuple Jingdi ; les sirènes mangeuses d'hommes. Était-il raisonnable d'inculquer autant de savoir à un être redouté pour sa sournoiserie et sa sauvagerie ? J'estime que c'est un très mauvais calcul, pas malin pour un sou. Quelle ironie de voir ceux qui se sont évertués à décimer mon peuple, désirer préserver son unique représentante. Je ne suis, pourtant, ni avide de vengeance ou de justice, mais seulement de viande fraiche. Je me contente des cadavres plus froids que le sol de ma cellule qu'on me jette tous les matins, accompagnés de ma tasse de café quotidienne.

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