1 - Chopin et la Carpe

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Les notes se suivaient les unes et les autres sans s'arrêter. Blanches ou noires, il ne regardait plus les touches et se contentait de fixer le mur en face de lui. Ses mains s'étaient trompées de corps et s'imaginaient appartenir à Chopin. Lui, il ne pensait à rien. Ou plutôt si, au contraire, il se voyait dans un vaste champ enneigé. Ses mains touchaient des flocons de neige et ses pieds tâtaient le sol instable. Quant à sa tête, elle dansait avec le vent.
La musique guidait les battements de son coeur et c'était comme si le temps s'était arrêté.
Une mèche de cheveux bruns flottait devant ses yeux à présent clos et ses lèvres fines et roses étaient collées l'une à l'autre.
La mélodie avait emporté son coeur et plus rien n'existait à part l'océan de neige qui s'étendait autour de lui.
La partition touchait à sa fin. Il pouvait continuer encore et encore, aucun bruit ne pouvait le déranger, pas même les chuchotements et les murmures.
Ses doigts caressaient le clavier comme s'il touchait une femme pour la première fois. Et pourtant, chaque note était puissante et sûre.
Puis la dernière note arriva. La mer de neige s'évapora en nuages et ses yeux s'ouvrirent alors. La salle de musique apparut, sombre et silencieuse.

- C'était magnifique, Maxime. Tu peux retourner t'asseoir.

Il se leva, encore à moitié perdu entre la réalité et l'imagination. Puis il se dirigea vers son siège où il se remit entièrement du mirage.

- Chou, c'est à toi.

Des ricanements l'obligèrent à relever la tête.

- C'est Shu, madame, répondit une jeune fille en se levant.

- Oui, bon, répliqua la professeur d'un ton sec. Je ne m'y ferais jamais, pardonne-moi.

La jeune fille, aux traits asiatiques, avait un chignon et des boucles d'oreille en jade. Habillée d'une simple robe blanche à pois rose, elle s'assit en face du piano et commença à jouer les premières notes.
Maxime se perdit dans un nouveau songe.
Elle avait des cheveux noirs épais et étincelants. Sa bouche pulpeuse avait deux lèvres d'un rose pâle doux et apaisant. Ses yeux avaient des cils courts et fins, ils n'avaient pas besoin d'être embellis, ils étaient déjà intenses et aussi profonds que des puits sans fond. Un minuscule grain de beauté avait choisi de décorer sa joue droite et Maxime passa de longues secondes à l'admirer.
Belle, aucun autre adjectif ne pouvait décrire sa silhouette. Quant à sa personnalité, Maxime en savait peu. Shu était une fille discrète, mais le calme qu'elle émanait ne pouvait cacher son immense talent pour le piano. Contrairement à lui, son expression restait stoïque alors que ses doigts déliraient sur le clavier.
C'était une fille sage. D'une grâce incomparable et d'une politesse troublante. Mais Shu parlait très rarement. Elle se faisait invisible aussitôt qu'elle n'était plus le centre d'intérêt.
Maxime ne l'avait jamais vu sourire, ni pleurer. Pourtant, il aurait été normal de la voir sangloter pour cause de la froideur des uns et la méchanceté des autres. Shu était une magnifique jeune fille que seul Maxime semblait apprécier, ce n'était pas le cas des autres. Les autres se contentaient de la considérer comme l'Asiatique, l'étrangère, la différente. Il fallait être sourd pour ne pas entendre les moqueries et les insultes.

- Comment fait-elle pour voir les touches avec ses yeux bridés ? ricana un garçon derrière Maxime, en chuchotant.

Il aurait voulu se retourner pour répliquer, mais il en était incapable, aussi courageux et bon qu'il était. Il risqua cependant un regard de mépris vers celui qui c'était moqué.

- Qu'est-ce que tu veux, la Carpe ?

Maxime se retourna, les joues pourpres d'impuissance. La Carpe. Ce surnom était le résultat d'une intelligence minime. Un surnom stupide donné par des idiots pour un garçon muet.
Il ne savait pas ce qui était le plus mieux classé à leurs yeux. Avoir les yeux bridés ou une malformation des cordes vocales ?
Maxime préférait encore être étranger qu'handicapé. Et puis il n'y avait pas matière à faire un débat dessus, les autres étaient simplement idiots. Mais c'était peut-être dû à l'absence totale d'étrangers dans la classe. Shu était seule et elle n'avait personne pour la protéger des remarques racistes.
Elle n'était pas la seule à en recevoir, mais c'était tout de même indigne.

- C'était parfait Chou, retourne à ta place.

Elle remercia timidement, n'osant plus corriger la récurrente erreur. Maxime l'aurait fait à sa place, mais il ne put que se pincer les lèvres.
Il la suivit du regard, intrigué par son élégante démarche. Elle était grande et mince comme un roseau, sans formes apparentes, sans maquillage, ni accessoires confus.
C'est alors que Maxime comprit. Il comprit lorsqu'elle s'assit et lui jeta un rapide regard fugitif. Son coeur se mit à battre avec lenteur, suivant le rythme de ses clignements de paupières.
Maxime était amoureux.

Le Chant du RhinocérosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant