Monotonie

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Julien Laroche, quarante-sept ans, divorcé depuis dix années déjà, menant une vie déprimante.

Voilà ce que je suis. Un esprit mort habillé d'un corps d'homme d'âge mûr. Une vulgaire loque se rendant machinalement au boulot pour pianoter sur un clavier sale, les touches usées n'affichant même plus leur lettre respective. Chaque fois que je lève la tête de mon écran, je me rends compte de la monotonie de mon bureau: des murs beiges dénudés de toute forme de décoration, une chaise grinçant à chacun de mes mouvements, une table à rabais en faux bois d'une propreté déconcertante, et finalement, un pot à crayons empli de plumes bleues, noires et rouges, toutes classées par couleur. Y a-t-il plus démoralisant, comme lieu de travail?

Chaque journée passée se déroule de la même manière. Je me réveille à six heures tapantes du matin. Je me lève et titube vers la cuisine, où je me sers un bol des mêmes céréales, chaque jour, ou bien je me prépare des rôties lorsque je me sens téméraire. Je rince mon bol vide, l'envoie valser dans le lave-vaisselle, puis retourne dans mon antre. Je me vêtis des mêmes habits de travail, tous d'une allure semblable, puis je sors. Je verrouille la porte de mon appartement. J'entre dans ma voiture. J'emprunte le même chemin à tous les matins et à tous les soirs. J'arrive à mon bureau. J'ouvre la porte. Je pose mon cul flasque sur ma chaise, qui laisse échapper une plainte étouffée, et je pitonne. Je pitonne, je pitonne, ah! ce que je pitonne. Je pianote, j'écris, j'appuie sur des touches, je pitonne. Toute la sainte journée. Tous les jours de la semaine. Et puis lorsque ma journée est terminée, je refais ma routine matinale à l'envers. Je n'ai même plus hâte de revenir à la maison. Je n'ai pas plus cet espèce de grognement, le matin, lorsque mon réveille-matin se met à hurler. Je me lève et je vais travailler pour faire de l'argent pour me nourrir pour survivre pour me lever le lendemain matin pour retourner travailler.

Je ne suis qu'un automate vivant dans un monde mené par le bout du nez par des billets verts. Et croyez-moi, ce n'est pas que mon bureau qui est monotone. Mes collègues de travail sont tous aussi ennuyants les uns que les autres. Un dit que sa femme cuisine les meilleurs rôtis de bœuf de la Terre,

l'autre raconte qu'elle a perdu sa libido depuis longtemps. Un dévore la secrétaire des yeux, l'autre se plaint que son fils est hors de contrôle. Je les ai toutes entendues, les idioties de bureau. Ces idioties, on me les balance à tous les jours, mais elles ne disparaissent jamais. Je porte quotidiennement un nuage de balivernes inintéressantes et d'anciennes paroles venimeuses qui refuse de se dissiper. Et à chaque minute qui passe, il grandit, toujours un peu plus. Et le seul moyen de l'oublier temporairement, c'est en lisant un bon livre ou en visionnant un bon film. Mais cet amas de propos étourdissant finit par refaire surface. Et puis ça me rappelle les jours où ce nuage n'était pas. Ces jours où tout me paraissait plus coloré, plus vivant.

Dans mes jeunes années, tout était palpitant: c'était le temps où tout était nouveau, où on découvrait les petits plaisirs cachés de la vie. On était rebelle, parce qu'on ne pouvait pas avoir tout ce qu'on souhaitait sans effort. Le danger, c'est ça qui nous faisait vivre. Et tout était à découvrir: la liberté, l'argent, l'amour, l'alcool, le sexe, la drogue, tout. Ah, le sexe.

Quel beau mot.

Sexe.

Seul ce mot évoque une panoplie de vices proscrits par les Écrits divins. Et on ne pouvait pas l'avoir en claquant des doigts, oh! que non. On vivait tous dans des familles où l'image d'une femme en tenue légère était immorale, où le sexe avant le mariage était impensable. Alors il fallait user de sa matière grise. Et ce danger d'être pris en flagrant délit, c'était ce qu'il y avait de meilleur. Ce danger, c'était comme un opium, un stupéfiant naturel provenant du corps lui-même. Une drogue légale et accessible à tous. Et le jour où ma mère m'avait découvert en train de fumer une cigarette, je m'en rappellerai toujours. J'ai tellement regretté de ne pas avoir barré la porte de derrière. Mais ce danger, c'était la meilleure drogue sur le marché. Seulement, après quarante années et des poussières passées à vivre modestement dans un appartement décoré à l'arrache en essayant de faire vivre sa famille, le danger, ça n'existe plus, et l'aventure non plus. Les couleurs ont fondu, laissant place à des tons de gris tous aussi semblables, tous aussi vides, tous aussi monotones.

Le ciel est grisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant