Charles se pencha à nouveau sur l'oeilleton du lecteur. Il soupira, encore un mauvais rêve. Dans celui-ci la personne était prisonnière d'une vieille maison aux couloirs sans fin. Il appuya sur une touche parmi des centaines. Celle où était écrit "labyrinthe". Il regarda le cauchemar pendant encore deux ou trois minutes, appuya sur d'autres touches qui permettaient de qualifier le rêve puis pressa le bouton rouge. Celui de destruction et le rêve fut oblitéré. Les rêves étaient dangereux et son métier était de les analyser puis de les supprimer de la tête du rêveur. Il était très fier de sa profession et il servait la république du Leader avec une dévotion qui confinait à l'obsession.
Comme tout ceux de sa génération, les jeunes travailleurs, il avait grandit dans la certitude de la bonté du Leader et dans la crainte des temps passés. Un temps où les hommes s'entretuaient pour des espoirs et des rêves. Comme tout les autres, il chérissait l'avènement de l'implant que l'humanité avait accepté dans la liesse. Cet implant transmettait les rêves au grand ordinateur où ils étaient traités par des opérateurs comme lui. Cela permettait de supprimer les cauchemars comme il venait de le faire, mais aussi les rêves de puissance et de changement. Le monde dormait bien grâce au Leader et à l'implant.
Il lui arrivait aussi de devoir faire un signalement, lorsqu'un rêveur produisait un rêve contraire au protocole. Ces individus, des ennemis de la liberté étaient démasqués et envoyés en champs de reconditionnement. Charles ignorait ce qui s'y passait. Il y avait des rumeurs bien sûr, mais c'était sans importance. Ces gens méritaient leur sort. Ils le méritaient car ils avaient souhaités la fin de la liberté et du Leader bien aimé.
Il avait bientôt terminé son travail pour aujourd'hui. Il rentrerait bientôt dans son appartement attitré dans le bloc 22 du quartier C de la ville. C'était un petit studio composé d'une pièce servant à la fois de chambre, salon et cuisine mais la douche était à part et privative. Un luxe à ses yeux qu'il avait obtenu pour ses loyaux services. La plupart des gens de sa famille devaient se contenter de douches communes.
Il entreprit de charger un dernier rêve dans le lecteur. Il appuya sur une pédale et le pneumatique délivra un nouveau colis. Il prit le tube mémoire et l'insèra dans le lecteur. L'objet émit un fin cliquetis lorsque la machine le lu. Il colla son oeil à l'oeilleton et l'écouteur à son oreille.
Il vit un champs vert. Il entendit les oiseaux, le vent, les insectes. Il n'avait jamais quitté la ville, mais les rêves lui faisaient découvrir des paysages parfois lointains. Il avait déjà vu des champs dans plusieurs rêves, mais celui-ci était particulièrement magnifique. Il appuya sur la touche "panorama". Au loin, dans les rayons puissants du soleil, se découpa une silhouette. C'était une jeune femme aux cheveux blonds détachés. Ce n'était pas la coupe réglementaire, les cheveux ne devant pas dépasser les épaules. Il posa la mains sur la touche "effraction mineure" mais ne la pressa pas. Elle était si belle qu'il en avait cessé de respirer. Elle se tourna vers lui et sourit. Son sourire était magnifique.
- Salut Charles, lui dit-elle.
Il sursauta puis se reprit. Le rêveur devait s'appeler Charles. C'était un prénom courant. Malgré tout c'était la première fois que cela lui arrivait. Il se reconcentra sur le rêve. Elle tournoyait avec lui en riant. Elle respirait la vie et la joie. Sans comprendre pourquoi, maintenant Charles suait à grosses gouttes. Il voulait arrêter ce rêve et l'effacer, mais n'arrivait pas à bouger. Tout à coup, elle se figea et regarda au loin. Un enfant arriva en riant. Il était brun comme lui. L'opérateur se surprit à penser que s'il avait un jour un fils, il lui ressemblerait peut-être.
- Théodore, appela le rêveur d'une voix quelconque, tu joues ?
L'enfant lui sourit à pleines dents. Il ne devait pas avoir plus de cinq ou six ans. L'oeil espiègle. Un regard qu'il n'avait jamais vu dans les rues de la citée. Sans prévenir la lumière décrue et le ciel s'emplit de nuages sombres. Un grondement monta des arbres de la forêt. Une armée au pas devina-t-il.
- Charles ! C'est la police républicaine, ils veulent notre mort ! Nous devons fuir ! Partons je t'en supplie, lui demanda-t-elle les yeux emplis de terreur.
Cela confirma à Charles ce qu'il avait déjà compris intuitivement. C'était le rêve d'un déviant. Il devait le signaler. C'était la seule chose à faire. Pourtant il n'avait pas encore appuyé sur le bouton. Cette femme lui semblait si proche, si réelle. Comme s'il l'avait connu. Comme s'il l'avait toujours connu.
Il suit la jeune femme, enfin le sujet du rêve la suit. La nuit tombe et la fumée recouvre tout, il ne la distingue plus qu'à peine, le gamin la tient par la main. Puis tout à coup il les perd. Il connaît se genre de rêve. Il sait que le rêveur ne retrouvera jamais sa famille, qu'il l'a perdu. C'est là sa peur, sa crainte. La mise en cause de la république est une atteinte certaine à la démocratie, mais est-ce là vraiment une déviance. Charles en doute. Il en doute car il voit au-delà du rêve, au-delà des images. Il sait au fond de lui que l'homme qui a rêvé cela ne l'a pas fait par désobéissance. Il a sans doute perdu sa famille. Peut-être unes des nombreuses victimes de la peste rouge qui a ravagé la population avant que l'ordre ne soit rétabli.
Quel âge avait le rêveur. Il l'ignorait bien-sûr, mais il jugea que c'était peut-être un vieil homme fatigué. Il posa les doigts sur signalement... Les laissa glisser dessus... Mais ne pressa pas.
Au lieu de cela il changea de main et appuya sur suppression. La puce de l'homme bloquerait et effacerait son rêve la prochaine fois. Charles s'en voulu de ne pas faire son travail correctement, mais au fond de lui, il ressentait la justesse de son acte ce soir.
Alors il éteignit son poste et rentra chez lui.
Comme tout le monde.
[ NdR : Suite et fin au chapitre 2 ;) ]
VOUS LISEZ
Le Rêveur De Rêves
Short StoryUn homme, fidèle au Leader de son pays, ausculte jour après jour les rêves des gens, les classe et les détruit. Jusqu'au jour où l'un d'eux va l'obliger à faire un choix.